Points de vue

Considérations sur quelques aspects de la violence et de ses causes

Rédigé par Hakim Bey | Mardi 11 Avril 2006 à 15:04



Un entrepôt urbain incendié à Aulnay-sous-bois, en pleines révoltes urbaines
Depuis plusieurs décennies, le surgissement du thème de la violence dans les sociétés dites modernes a occupé une place de plus en plus importante dans ses débats. On s'est interrogé sur l'origine d'un tel phénomène qui choque, par son caractère exubérant, la plupart des analystes.

Pour ces derniers, un consensus s'est établi sur le fondement de cette violence, sur sa source profonde : il s'agit tout simplement d'un problème de viabilité matérielle, de dignité des conditions de vie d'un certain nombre de populations marginalisées, pour la plupart issues d'une immigration, qui ont été regroupées dans des ghettos élaborés comme des lieux de transit pour des communautés qu'on ne voulait que "de passage".

Cette analyse matérielle, si elle est partiellement fondée, demeure néanmoins incomplète dans sa perspective monocausale. Ceci explique l'échec flagrant des études et des discours sur ce thème qui font l'impasse sur toute une série de facteurs psychologiques, identitaires et culturels, relégués au second plan, quant ils ne sont pas simplement occultés. A ces écueils analytiques, s'ajoute un autre danger : celui de réduire le phénomène de la violence urbaine à un problème lié uniquement ou exclusivement à ces populations en difficultés sociales.

Le phénomène de la violence dans les sociétés occidentales ne se détermine pas et ne se localise pas uniquement chez les populations issues de l'immigration. Il dépasse largement ce cadre pour être devenu lui-même une valeur de ces sociétés. La violence n'est pas un mal endémique comme on peut parfois la présenter. Elle est la conséquence directe d'un ensemble d'orientations politiques et idéologiques prôné depuis deux siècles par les élites européennes et occidentales et progressivement accepté par leurs populations; l'effet direct de valeurs et de choix de société, parfois subis, souvent adoptés. Pour notre part, nous essayerons d'apporter brièvement un éclairage différent et concis sur cette question en mettant en lumière d'autres aspects de cette question de la violence.

De la violence familiale à la violence politique


La violence familiale

Le très grand nombre de familles monoparentales a une incidence considérable sur la psychologie et le comportement de l'enfant et de l'adolescent. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne l'absence des pères qui sanctionne plus directement le garçon, dans la mesure où le père représente, d'une part, l'autorité au sein de la famille, d'autre part, le modèle de l'homme à devenir dans la construction psychologique de l'adolescent, à une période de sa vie caractérisée par le mal être psychologique et le besoin d'affirmer sa personnalité. Cette absence entraîne un grand sentiment de souffrance, une frustration et un climat d'anarchie qui ne peut engendrer, à son tour, qu'une manifestation de violence au sein de la société.

La violence culturelle

Cette violence se situe à deux niveaux :

La violence médiatique
Il s'agit très essentiellement de la culture anglo-saxonne, notamment américaine, et de son influence prégnante sur l'adolescent. L'essentiel, la plus grande partie des programmes télévisés est constituée de séries ou de films américains extrêmement violents, dépeignant la société américaine, elle-même en proie à diverses formes de violences exacerbées.
Ces programmes s'avèrent très dangereux dans les représentations qu'ils fournissent aux jeunes, aussi bien sur leur perception du réel que sur la nature des rapports qu'ils doivent entretenir avec autrui. Des rapports fondés sur la violence et la domination. Cette anti-culture par excellence, en modelant l'esprit des enfants, leur offre les pires exemples à suivre.

La violence individualiste
L'individualisme, comme valeur majeure des sociétés modernes, est une violence structurelle. Elle constitue la principale entrave à l'intégration de l'être humain à un groupe, une communauté humaine. Valeur contre-nature qui nie profondément la dimension collective de l'identité humaine et nous fait oublier que chacun d'entre nous est issu et lié à une famille, un peuple et une communauté morale, quelle qu'elle soit. Cet individualisme nous pousse à l'égoïsme, nous contraint à la solitude et en entraîne certains à désespérer de cette existence où la fraternité humaine et la solidarité sont absentes.

Il n'existe, globalement, que deux réponses à ce phénomène de la violence. La première est l'éducation qui doit pouvoir prévenir, très tôt et en amont, toute forme manifeste de cette violence en offrant à l'enfant, dans un cadre serein et apaisé, un apprentissage de l'existence fondé sur un ensemble de valeurs dont les plus essentielles sont l'amour, le respect d'autrui, le discernement du bien et du mal (qui est le fondement de toute morale), la vie en société et le sens de sa dignité.

La seconde réponse, qui est l'aboutissement logique de la première, est une réponse spécifiquement islamique au problème contemporain de la violence urbaine : la miséricorde. Le musulman, en tant que croyant et adepte du Coran, a pour vocation d'être un serviteur du Tout-Miséricordieux ('ibad ou rahman) et un disciple de Mohammad, sceau des prophètes et miséricorde, envoyé à la totalité des mondes, selon la formule coranique.
Cette miséricorde, qui regroupe toutes les formes d'amour licites et de pardon, s'incarne dans la pratique de la fraternité, qui n'est pas un idéal mais une nécessité pour celui dont le coeur est habité de l'amour de l'Etre adoré, Allah. Fraternité active et essentielle, marque d'un coeur vivant, investi par la foi et soucieux d'en diffuser le rayonnement et la chaleur vitale pour mieux en recevoir les bienfaits.

Assurément, la violence trouve dans l'absence d'amour et de clémence le plus fécond de ses terreaux car une telle privation ne peut que favoriser les états de désespoirs qui déterminent à leur tour des cycles de déshumanisation s'illustrant, par exemple, dans le désir d'autodestruction qui pousse un individu à haïr son entourage, puis sa propre personne, en souhaitant la destruction de l'un, puis celle de l'autre.
Notre époque vit une telle frénésie de violence car, en se privant d'espoir, elle s'est privée d'amour.

Dans ce contexte, le musulman croyant prend davantage conscience de sa nature et de son rôle, de ce que la société et l'humanité exigent de lui : être un agent actif du bien, c'est à dire de la miséricorde. Une miséricorde à laquelle il ne peut pleinement accéder que par soumission à l'Etre divin (Allah) dont la miséricorde n'est qu'une émanation. Etre à l'écoute de ses proches et d'autrui, donner un conseil qui soutiendra, un sourire qui soulagera, pardonner les excès et se soucier du sort des gens, manifester activement son amour et son altruisme dans le sens et la forme que lui confère la religiosité et la spiritualité islamique, sont les objectifs de tout musulman soucieux du sort de la société humaine, dont il participe.


De la morale à la loi


Un dernier élément nous permet de déceler dans la nature individualiste des sociétés dites modernes, l'explication du développement et de la diffusion croissante de la violence à tous niveaux. Une société qui s'est "émancipée" et construite contre sa référence religieuse et partant contre toute référence religieuse, qui s'est atomisée à l'extrême en favorisant un mode de vie et de pensée égocentrique, désintégrateur, ne peut que se vouer, fatalement, à la perdition car toute idée même de société repose sur une morale, une vie collective organisée autour de valeurs centrales qui doivent assurer à l'homme sa pérennité et qui ne sont possible que dans l'application d'un code de conduite garantissant à tous le respect de ses droits dans l'accomplissement de ses devoirs. Il s'agit ici d'un code moral et non d'un code civil ou juridique car aucune loi ne peut décréter la morale chez ses administrés. La loi n'est que l'expression formelle d'un impératif moral qui lui est nécessairement antérieur.

Ce code moral, pour atteindre ses objectifs (qui peuvent se résumer à un seul : développer, puis sauvegarder l'humanité de l'homme pour qu'il survive), doit, dans son contenu, garantir un équilibre délicat et vital entre la nécessaire aspiration de l'homme d'atteindre le bonheur par une certaine liberté et la non moins nécessaire préservation de l'être humain des effets et des excès d'une telle liberté. Une bonne morale est une morale en harmonie avec la nature humaine.

Ceci est également vrai de tout régime politique qui doit assurer le libre et nécessaire développement de la nature humaine selon sa double disposition physique et spirituelle. On peut considérer qu'un régime politique a atteint ces objectifs lorsqu'il garantit à ses administrés ces quelques grandes orientations :

1) La préservation de leurs vies et de leurs biens.
2) Le respect et la protection de leurs vies spirituelles, religieuses et intellectuelles.
3) La défense d'un ordre équitable, fondé sur l'exigence de justice, en particulier dans les rapports entre gouvernants et gouvernés.
4) L'assurance qu'une authentique éducation et les moyens qu'elle exige, soit une perpétuelle priorité, car le sort de toute société humaine repose sur elle.
5) La préservation, sous toutes ses formes, de la dignité humaine, qui est l'indice ultime d'une société véritablement humaine.

Ces orientations sont la traduction, au niveau politique, de principes et de visées plus larges qui incombent, pour leur part, à la société toute entière et à l'humanité dans sa totalité. On retrouve précisément ces principes universels dans les orientations de la Shar'ia, qui postule cinq choses :

1) La préservation de la foi authentique du monothéisme islamique (al aqida).
2) La préservation de la vie humaine.
3) La protection des biens matériels.
4) La défense de l'honneur et de l'intégrité humaine.
5) La conservation des connaissances et la promotion de la science.


L'aristocratie, par d'autres moyens

Les régimes politiques répressifs et autocratiques n'atteignent pas ces objectifs car ils ne sont pas les leurs. En faisant de la violence et de la terreur politique l'instrument de leur pouvoir et de leur domination sociale, de tels régimes reprennent à leur compte l'idée machiavélienne selon laquelle un prince sera plus respecté de son peuple en s'en faisant craindre plutôt qu'en cherchant à s'en faire aimer car, dans cette conception philosophique, le peuple est volatile et inconstant, donc indigne de confiance. Il demeure dans l'enfance politique et nécessite une tutelle autoritaire qui doit le préserver de lui-même, de ses caprices et de ses passions, qui sont susceptibles de plonger la société entière dans l'anarchie.

Mais la violence politique n'atteind jamais pleinement ses objectifs car l'accaparement des richesses et des privilèges, la multiplication de l'impunité et le climat de désespoir qu'elle engendre inévitablement dans la population rend impossible une gestion durable de l'oppression qui nourrit les révoltes et contraint les despotes aux réformes ou aux sorties violentes du pouvoir. Le pouvoir use, et tout régime illégitime, s'y maintenant par la violence, doit s'attendre un jour à s'en voir destituer par une violence supérieure.

Si les régimes dictatoriaux et arbitraires, par la privation de liberté qu'ils imposent, par la tyrannie et l'injustice qu'ils exercent, n'assurent pas aux hommes le développement et l'épanouissement de leur nature humaine, morale, les régimes dits démocratiques ne remplissent pas davantage de telles finalités car ils partagent finalement une conception de l'homme assez proche des régimes oppressifs. Les élites, multiples décideurs politiques et économiques, intellectuels et membres divers des aristocraties en poste dans les régimes qualifiés improprement de démocratiques, ont hérité de Platon la conception du peuple comme étant naturellement ignorant, amoureux de la doxa (l'opinion) et incapable de se gérer et de se gouverner lui-même. Celui qui fut vendu comme esclave à la fin de sa vie, se défiait du peuple en général et considérait que les philosophes-rois avaient vocation à incarner l'excellence politique, pour peu qu'on les laisseraient gouverner.

Nos techno-aristocrates d'aujourd'hui partagent la même philosophie à l'égard de leurs administrés, la seule différence notoire d'avec les régimes autocratiques résidant dans la forme que devrait revêtir le gouvernement pour qu'il soit acceptable et les moyens de gouverner à mettre en oeuvre pour que les mêmes objectifs soient atteints, différemment. A cet égard, et sur le plan de la similitude des objectifs et de la conception de la nature humaine, on peut dire, sans choquer et pour reprendre une formule célèbre, que la démocratie est la poursuite, par l'aristocratie, des buts de l'autocratie, par d'autres moyens. Conserver l'exercice exclusif du pouvoir, en le divisant, donc en le répartissant pour, d'une part, éviter sa concentration, toujours nuisible, entre des mains uniques, mais aussi d'autre part pour éviter sa perte au profit d'autres groupes sociaux qui pourraient devenir dominant et renouveler des "équilibres" ou partages de pouvoirs, souvent anciens. Quadriller l'accès au pouvoir par une réglementation pesante et contraignante qui limite le renouvellement imprévisible de l'échiquier politique et garantit la longévité d'un système gérontocratique et nobilier. Créer des contre-feux éventuels, d'autres formes de pouvoirs et d'influences (économiques, médiatiques, culturelles..) qui perdureront, au delà de la formule consacrée de la séparation des pouvoirs, leur confiscation.

L'apparente transparence du système démocratique, fondée sur la souveraineté du peuple et le choix libre de leurs représentants par le vote, est un leurre. Dans un système politique élaboré et géré par une aristocratie, tout accès au pouvoir d'un "plébéien inculte" pour reprendre la formule de Nietzsche au sujet de Socrate, est inconcevable. Les démocraties modernes, ou démocraties représentatives, garantissent bien à tous leurs citoyens l'accès "libre" au vote, mais non au pouvoir. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur l'ensemble des assemblées parlementaires de ces systèmes politiques pour constater qu'elles regorgent d'élites et de représentants de catégories économiques et socio-culturelles parfaitement homogènes, alors même qu'elles sont souvent minoritaires dans leur société. Des leaders politiques se succèdent les uns après les autres, gardiens différents d'un temple unique, voués à consacrer le même culte idéologique. Le concept de souveraineté du peuple est un dogme de théologie politique qui tente de cacher et d'occulter la réalité, pourtant très claire, de la nature du pouvoir dans les systèmes dit de démocratie représentative : un régime aristocratique et oligarchique dont la caractéristique est un renouvellement réalisé par un vote, qui est le seul aspect démocratique du système.

Par ailleurs, et malgré l'identité des fins politiques poursuivies, nous avons vu que les moyens employés par les régimes démocratiques se distinguent nettement des régimes arbitraires. Les démocraties se construisent sur l'idée unique de liberté et se proposent d'atteindre cette liberté par divers moyens. Nous ne développerons pas, ici, la conception précise que les démocraties accordent à la valeur "liberté", ce qui demanderait tout un ouvrage. Mais l'on peut dire tout de suite que le sens immédiat qui se dégage des usages et des discours dominants de la société "moderne" sur la liberté, est essentiellement matérialiste, sensualiste et hédoniste. C'est le modèle de la société de consommation où la jouissance des sens se substitue à toute autre activité humaine, en devient le moteur et le but.

Une telle "idéologie" ne permet pas au système démocratique de répondre et d'assurer à l'homme le développement de sa nature car le corollaire immédiat de cette philosophie est d'extirper de la pensée humaine l'idée de sens, de finalité, de morale et d'équilibre. La surdétermination du principe de liberté, qui masque le vide spirituel, la vanité et l'absurdité du mode de vie des sociétés industrialisées, entraîne un déséquilibre de la nature humaine qui ne trouve pas de principes pour s'orienter, de valeurs à partager et de choses à transmettre. Elle se retrouve entraînée dans une spirale d'excès libertaires et anarchiques qui ne connaissent pas de fins. La réalité de la pédophilie, la résurgence de l'inceste, la prolifération du suicide et l'usage "normé" des stupéfiants, sont autant d'indices et de preuves qu'il existe bien de tels processus à l'oeuvre dans les sociétés dites "démocratiques". Des sociétés immorales, amorales, ou avec des morales n'obéissant pas à la nature humaine et à ses finalités.

Cette harmonie, que nous évoquions plus haut, est atteinte lorsque le principe de félicité et le principe de sagesse trouvent leur équilibre naturel dans une voie médiane, accessible à l'ensemble des humains. Une voie qui, par sa nature, ses exigences et ses finalités est nécessairement fondée par et pour Dieu (Allah). L'échec historique de toutes les morales humaines en est un rappel constant.
Le déséquilibre de nos sociétés contemporaines s'explique par le fait qu'un tel code n'existe plus, les seuls régulateurs sociaux étant d'une part la violence d'état (polices, armées...) dans la pure tradition wébérienne, doublée d'une gestion hédoniste et épicurienne des rapports humains, à travers la diffusion et l'établissement d'un mode de vie consumériste, censé pacifier l'humain de ses instincts violents et le détourner de toute action ou entreprise pouvant nuire ou bouleverser l'équilibre des forces socio-politico-économique de son environnement. En somme, un substitut de morale fondé sur l'illusion que le bonheur repose dans les choses externes. Une illusion volontairement entretenue et utilisée comme dérivatif psychologique et politique.

Un tel schéma social ne fait malheureusement que refouler ses défauts, et en les refoulant, ne leur donne que plus de force. L'anarchie en est l'unique destinataire. C'est, là encore, l'un des "paradoxes" des sociétés dites démocratiques qui revendiquent, pour elles, le monopole du droit et affirment incarner la paix civile, tout en promouvant et distillant, en leur sein, des logiques de compétition, d'affrontement et de guerres économiques, sociales, politiques et religieuses, qui les minent et les poussent chaque jour, davantage, vers l'implosion.

Une nouvelle Renaissance

Une société ne peut perdurer qu'en restant "humaine" et cela n'est possible que par l'adoption d'une morale collective, efficiente et vivante, où chaque élément du corps social préservera la totalité de son organisme, en prévenant et rejetant toute nuisance et mal social (vol, mensonge, violence physique et morale, anarchie sexuelle...) et en tendant davantage vers sa vitalité (justice sociale, vertus morales, éducation, pudeur et dignité humaine...). A travers le concept de "hisba" (prescrire le bien et écarter le mal), l'Islam enseigne qu'une telle morale est nécessairement collective car le destin d'une société est l'affaire de tous ses membres. Aussi longtemps qu'une société verra la majorité de ses membres se soucier de son devenir, et refléter ce souci dans ses moeurs, elle se préservera de toute menace interne que ce soit l'insouciance, la suffisance, l'immoralité ou toute autre forme d'égarement.

En Occident, la sortie officielle et nécessaire du fait religieux judéo-chrétien qui a entraîné l'abandon de la morale et l'éloge de l'individu, interdit toute auto-réforme qui irait dans ce sens. Une nouvelle foi, l'islam, après la "Renaissance" scientifique du XVè siècle et à travers l'importante présence musulmane en occident, représente une seconde chance historique pour l'humanité, un nouvel espoir de "renaissance" morale et spirituelle, pour la survie de l'humain, contre la destruction de l'homme par l'homme.