Points de vue

Chronique d'une éternelle métèque : n'appartenir ?

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Mardi 4 Juillet 2017 à 08:55



« Voyageurs », sculpture de l’artiste Bruno Catalano, exposée sur le front de mer à Marseille.
WEIMAR. – Je parle plusieurs langues, j’ai traversé une quarantaine de pays, de villes sur presque tous les continents. Mes ami-e-s sont aux quatre coins du globe, je me plais à créer une tour de Babel.

J’aimerais pouvoir me sentir proche de l’humanité et rêve de pouvoir me sentir chez moi partout. C’est tout ce vers quoi chaque geste, chaque rencontre, chaque voyage tend.

Je crois que c’est notamment pour cela que je suis dans le domaine de l’interreligieux et du rapprochement des peuples. Je rêve secrètement que la rencontre entre des individus soit des retrouvailles et que chacun-e puisse voir son frère, sa sœur en miroir.

La question de mon engagement vers la construction d’une société inclusive, égalitaire revient souvent dans des interviews, à la fin de conférences que je peux donner.

En creusant au fond de moi-même, je me suis rendue compte que je tentais et tente de combler une faille en moi. Celle de m’être trop souvent sentie étrangère, celle de mettre trop souvent à l’écart, celle de ne pas appartenir, de ne pas maîtriser les langages de l’autre.

Pour dépasser cette faille, j’ai dû me faire violence, Aller vers l’autre. Quoi que cela coûte. Ne pensez pas que se confronter à l’autre soit une partie de plaisir. Avant de m’enrichir, l’autre m’angoisse parce qu’il ne pense pas comme moi, parce qu’il m’oblige à exprimer ce que je prenais pour argent comptant.

Très jeune, j’ai gardé ce souvenir amer de tous ces moments de sociabilité dont ma mère s’est toujours sentie privée du fait de la langue et des codes qu’elle n’avait pas. Ma mère ne pouvait pas assister à mes moments de gloire durant mes années de sport en club. Non pas tant qu’elle ne se sentait pas fière de moi mais bien plus parce qu’elle n’a probablement pas pu échanger et trouver sa place.

Adolescente, Je crois que je n’ai jamais mesuré avec acuité la violence de ces moments en fait. Ces moments de déclassement, d’incompréhension et d’isolement. Je les vis avec déchirements, ces déchirements qu’exprime Annie Ernaux, écrivaine et enfant de petit épicier. Annie Ernaux n’est pas immigrée mais quand je relis son roman La Place je lis mes tourments et ceux de nos parents.

Je ne pensais pas vivre durant ma vie d’adulte ressentir subrepticement cet isolement, ce déclassement. Pourtant, ce samedi ensoleillé à Weimar (Allemagne) durant le mariage très blanc, très bourgeois, très chrétien, provoque chez moi une violence que je ne soupçonnais pas. Depuis le début de ma vie adulte, j’ai très tôt fait le choix inconscient puis très clair, au fil des années, de créer autour de moi des bulles, des cocons pour l’individu aux identités plurielles et multiples que je suis devenue. A l’intersection des mondes occidentaux et des mondes musulmans, à l’intersection de l’ouverture et de l’enracinement, à l’intersection des traditions et des modernités, à l’intersection croisant la rive Nord et la rive Sud.

Je sais, après ces 10 années d’engagement dans les milieux interreligieux en France, en Europe, après mes séjours au Proche-Orient, que les individus comme moi ne sont pas majoritaires et que nous constituons une tribu qualifiée soit de naïve, soit de bisounours, soit d’utopistes.

Ce samedi de mariage, je ne maîtrisais pas la langue parlée. Ce samedi de mariage à Weimar, je ne me suis sentie en décalage permanent avec les invités de mon amie, et n’ai eu qu’une seule envie tout au long de cette journée de célébration : celle de m’enfuir, de m’évanouir de ce lieu auquel je n’appartenais pas.

J‘ai souvent entendu, à travers mes amitiés et engagements en tant qu’enseignante en banlieue puis en tant que militante, les récits de jeunes et de moins jeunes sur ce sentiment souvent schizophrénique, douloureux aussi, d’appartenir ou non à un lieu, à un territoire, à notre nation et puis j’ai vu les conséquences et les comportements que pouvait induire ce sentiment.

Par pudeur, par peur, par amour, il m’est encore compliqué de questionner ma mère sur ces expériences de femme immigrée propulsée dans un monde dont elle n’a pas eu tous les codes et dans lequel elle a réussi à naviguer avec brio. Aujourd’hui, l’aîné de la troisième génération de ma famille rejoint le collège et l’adolescence avec son lot de changements et de transitions plus ou moins chaotiques. En faisant le souhait que, pour lui, la quête soit aussi riche mais a fortiori moins douloureuse.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.


Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les… En savoir plus sur cet auteur