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Points de vue

Ce que les diverses sources historiques nous apprennent de la confrérie soufie Alawiyya (2/2)

Rédigé par Manuel Chabry | Mardi 28 Février 2023 à 13:00

           


Ce que les diverses sources historiques nous apprennent de la confrérie soufie Alawiyya (2/2)
Nous avons vu dans la première partie de cet article que l'histoire de l'Alawiyya s'est écrite à plusieurs mains. Diverses études ont été publiées par des spécialistes ou des universitaires. Mais s'agissant d'une confrérie contemporaine, il existe de multiples sources primaires qui n'ont pas été suffisamment exploitées. Nous avions précédemment donné quelques exemples de sources internes.

Un autre ouvrage très important est un recueil de lettres et d’attestation (Muhammad ibn ‘Abd al-Bârî, al-Shahâ’id wa l-fatâwî fî mâ sahha ladayy al-‘ulamâ’ min amr al-shaykh al-‘Alâwî, compilé et annoté par Muhammad al-Jarîdî, Tunis, 1925). Intégrant différents types de témoignages (muftis, cadis, imams, professeurs de la Zitouna ou de la Quaraouiyine), il met en évidence l’impact de la confrérie sur les milieux religieux. On y trouve également des attestations de journalistes, qui permettent de comprendre de quelle façon la confrérie a pu investir un domaine aussi éloigné de ses préoccupations d’origine que peut l’être le journalisme. L’intérêt majeur de ces documents, c’est qu’ils illustrent la reconnaissance dont jouit la confrérie, et le rôle de représentation de l’orthodoxie religieuse sunnite traditionnelle qu’elle assume.

Les témoins occidentaux

Ce que les diverses sources historiques nous apprennent de la confrérie soufie Alawiyya (2/2)
Des témoins, on en trouve également parmi les Européens qui ont personnellement connu le cheikh al-‘Alawî ou son successeur. L’un des premiers articles sur le cheikh est dû à Augustin Berque, futur chef du service des « Affaires indigènes ». Mais le témoignage le plus intéressant vient certainement du médecin personnel du cheikh al-‘Alawî, le docteur Marcel Carret, dont les souvenirs sont publiés en 1942. Ce document unique en son genre dresse un tableau, à la fois précis et vivant, et de la personnalité subjuguante de cheikh al-‘Alawî, et de l’ambiance et du fonctionnement de la confrérie.

De façon beaucoup plus concrète et vivante que les sources administratives, trop froides, ou les sources apologétiques, parfois enclines à l’exagération, il nous permet de vérifier que l’Alawiyya restait une organisation dont la finalité était surtout spirituelle. Ses membres, hommes et femmes, ceux qu’on appelle les fuqarâ’, que le médecin côtoyait et même soignait, y pratiquaient comme dans n’importe quelle confrérie le dhikr (« invocation »), le wird (la litanie de la confrérie), la khalwa (la retraite spirituelle) et le samâ‘ (« chant spirituel »), et tout cela en vue de « rejoindre Dieu » comme disent les soufis.

La documentation administrative

Tout d’abord, il faut rappeler que les archives de l’administration française lors de la période coloniale ont été séparées à l’indépendance en deux parties : l’Algérie a récupéré les archives dites de « gestion », tandis que les archives « souveraines » ont été conservées par la France. Les archives du gouvernement général de l’Algérie sont, depuis quelques années, consultables librement aux Archives nationales de l’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence.

Si l’œuvre doctrinale des cheikhs est un « océan sans rivage » pour le disciple, la documentation administrative des Affaires indigènes s’apparente plutôt à un marais glauque mais très riche en nutriments. Cette documentation couvre d’ailleurs des époques bien plus anciennes que les autres sources citées plus haut. Remontant aux tout débuts du « renseignement » en Algérie, notamment à l’époque des « bureaux arabes », on y trouve de tout. L’ensemble de ces documents est une mine inépuisable : on peut citer en passant les trois cartons d’enquêtes administratives sur les confréries en 1884 et 1895 qui sont à la source du fameux livre des administrateurs Depont et Coppolani, les fiches de renseignement des années 1900-1920 sur les chefs de confrérie, ou les comptes rendus des débats polémiques entre factions religieuses opposées. Cette documentation apporte des éclairages sur l’activité extérieure de l’Alawiyya.

La presse

De L’Écho d’Oran au Courrier de Tlemcen, en passant par L’Afrique du Nord illustrée et son article de 1924 sur l’Alawiyya, la presse est également une source d’information importante, surtout du point de vue du contexte dans lequel s’inscrit la confrérie. Par exemple, l’intérêt de fureter dans une gazette telle que L’Indépendant de Mostaganem, c’est qu’on y trouve un bon aperçu de ce que devait être la vie au quotidien à Mostaganem, tout particulièrement à l’époque de cheikh Bûzîdî, pour laquelle les sources internes ne sont pas nombreuses.

Les articles et les billets permettent notamment de se faire une idée de la mentalité d’une grande partie des colons relativement à ceux qu’on appelait alors les « indigènes », leurs mœurs et leur religion. Autant dire que certains articles ne font pas preuve d’une grande ouverture d’esprit. En ce qui concerne l’histoire de la confrérie, certaines informations sont parfois très pratiques pour confirmer des récits diffusés oralement dans la confrérie.

Ce que les diverses sources historiques nous apprennent de la confrérie soufie Alawiyya (2/2)

Les revues de la confrérie

L’analyse des revues de la confrérie (Lisân al-dîn en 1923, puis Balâgh en 1926) est essentielle pour comprendre ce mouvement vers l’extérieur de la structure au départ non seulement « spiritualiste » mais également « isolationniste » qu’est le groupe réduit des disciples de cheikh Bûzîdî. Elles mettent en évidence la volonté du cheikh al-‘Alawî de faire rayonner, non pas le soufisme, mais la religion traditionnelle musulmane elle-même sur la société tout entière, afin de lutter contre la désislamisation induite par la colonisation, et contenir l’influence grandissante du mouvement réformiste hostile aux confréries.

Ces journaux sont l’aboutissement du processus d’institutionnalisation de la confrérie mais également d’extériorisation, dans l’objectif avoué de défendre et revivifier l’islam par la diffusion des sciences islamiques et l’incitation à en respecter l’éthique et les pratiques. Au même titre que le nombre de disciples, de moqaddems ou de zaouïas, la presse était l’une des clés identifiées par cheikh al-‘Alawî pour agir sur la société algérienne. Après la Seconde Guerre mondiale, cheikh Adda Bentounès lance également une revue essentiellement religieuse, le Morchid dont la particularité est d’être plus éclectique et de contenir une partie en français.

L’étude de l’Alawiyya par les prismes variables que constituent les différents types de document évoqués ici permet de percevoir dans toute son étendue ce qu’est le phénomène confrérique, au-delà de l’aspect purement doctrinal de la spiritualité soufie. En croisant histoire, anthropologie et islamologie, on peut dégager de la masse des sources disponibles des lignes directrices permettant de suivre la trajectoire et le développement très particulier de cette confrérie ancrée dans le passé et les traditions, mais également ouverte sur un environnement extérieur, le monde européen de son temps, radicalement différent de celui dans lequel évoluaient les soufis du passé.

Tout cela permet de comprendre comment et pourquoi on peut passer en quelques décennies d’une minuscule zaouïa darqâwîe à une organisation de masse constituée de cercles concentriques dont les plus extérieurs n’ont quasiment plus rien à voir avec le soufisme. Il ne faudrait d’ailleurs pas en conclure trop rapidement à une « dégénérescence ». L’extériorisation excessive des cercles de la périphérie conduit effectivement souvent à altérer la nature même du centre, mais ce n’est pas toujours le cas. Certains des écrits les plus profonds de cheikh al-‘Alawî ont été rédigés en 1934 – je pense à son commentaire inachevé du Coran selon quatre niveaux d’interprétation superposés –, l’année de sa mort, soit bien après les débuts de sa carrière de « journaliste ».

Ce qui est certain, c’est que, vu de l’extérieur, le centre n’est pas toujours perceptible… sauf si on s’attache à bien étudier les sources !

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Titulaire du diplôme de l’EHESS, Manuel Chabry est chercheur indépendant et traducteur. Il est auteur de l'ouvrage Le Pôle – Histoire de la confrérie soufie Alawiyya, Lulu, 2022.

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