Société

Aide médicale d'Etat : l'inévitable politisation d'un dispositif offrant pourtant un double intérêt

De Facto

Rédigé par Caroline Izambert | Mercredi 2 Mars 2022 à 13:15

L’Aide médicale d’État, dispositif de prise en charge des soins pour les personnes étrangères en situation irrégulière, est au cœur des débats publics depuis plus de 20 ans. Pourtant, un consensus d’experts et de scientifiques existe autour de son intérêt pour la santé publique.



© Magali/Flickr
Créée en 1999, l’Aide médicale d’État (AME) permet l’accès et la prise en charge des soins dits « de ville », notamment les consultations auprès des médecins libéraux et à l’hôpital, aux personnes étrangères résidentes en situation irrégulière sur le territoire français et pouvant justifier de trois mois de présence. Le panier de soins pris en charge est sensiblement réduit par rapport à celui de la complémentaire santé solidaire (CSS – anciennement CMU‑C). En 2020, environ 383 000 personnes étaient à l’AME et les dépenses s’élevaient à 878 millions, soit moins de 0,5 % des dépenses totales de santé en France (DREES).

Financée sur le budget de l’État, l’AME fait l’objet de discussions annuelles au Parlement à l’occasion du vote du projet de loi de finances (PLF) qui ont nourri la politisation du débat autour de cette prestation. L’accumulation de données et de recherche démontrent pourtant son intérêt pour la santé et les finances publiques.

Une prestation scrutée par l’expertise publique

L’AME est une prestation d’aide sociale particulièrement étudiée. Depuis sa création, elle a fait l’objet de quatre rapports des inspections générales (Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2003 ; Inspection générale des finances (IGF) et Igas en 2007, 2010 et 2019) et d’une enquête du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale, menée par les députés Claude Goasguen et Christophe Sirugue en 2011. L’analyse de la liste des rapports publics de l’Igas montre que seuls les services de l’aide sociale à l’enfance ont fait aussi fréquemment l’objet de missions depuis 2000.

Malgré des nuances, l’ensemble de ces travaux conclut que la suppression de l’AME ne permettrait pas de réaliser des économies. Sans un dispositif de couverture maladie, les personnes se présenteraient à un point plus avancé de leur maladie dans les services d’urgence des hôpitaux. Du fait de la prévalence plus élevée de certaines pathologies, comme le VIH ou la tuberculose, dans les populations immigrées, cela représenterait une menace pour la santé publique.

Une question traverse l’ensemble de ces travaux : l’existence de l’Aide médicale d’État suscite-t-elle une « immigration thérapeutique », parfois même désignée sous l’oxymore « tourisme médical » ? Ni la méthodologie, ni les moyens d’enquête ne permettent d’apporter de réponse définitive à cette question, pourtant au cœur des controverses publiques sur l’AME. Cela conduit politiques et experts à se tourner vers les sciences sociales et l’épidémiologie pour trouver des réponses.

L’hypothèse de l’immigration thérapeutique contre la certitude du « healthy migrant effect »

Alors que le sujet avait été négligé en France, la période récente a permis d’augmenter les connaissances sur l’état de santé des populations immigrées. L’enquête ANRS-Parcours a démontré qu’entre un tiers et la moitié des personnes nées en Afrique subsaharienne vivant avec le VIH se contaminent sur le territoire français. Cette surexposition au VIH est en lien direct avec les conditions de vie précaires réservées aux immigrés dans les premières années qui suivent l’arrivée sur le territoire français. L’accumulation de données démontre que le profil sanitaire des immigrés en France ne fait pas exception à ceux des immigrés des autres pays du Nord.

L’immigration est un phénomène sélectif, les personnes en bonne santé sont plus susceptibles de migrer et les personnes arrivent en général avec un état de santé sensiblement meilleur que celui de la population du pays d’origine et du pays d’accueil. C’est ce qu’on appelle le healthy migrant effect. Cependant, cet état se dégrade fortement après plusieurs années dans le pays d’accueil. Sans aborder de front la question de l’existence ou non d’une « immigration thérapeutique » et la mesure de son ampleur, les résultats scientifiques font la démonstration du caractère peu structurant du phénomène pour rendre compte de la santé des immigrés comme des motivations des migrations.

Une utilisation détournée des résultats scientifiques

Entre la conviction largement partagée d’un système de soins dont l’ouverture et « la générosité » susciteraient de l’immigration, et la production de données mettant en valeur d’autres réalités des liens entre santé et immigration, la tentation peut être forte dans le champ de l’expertise publique d’avoir une lecture biaisée des productions scientifiques.

C’est ainsi qu’en 2019, les rédacteurs du dernier rapport de l’Igas sur l’AME ont intégré des résultats préliminaires de Premier Pas, enquête menée par l’ISPED, l’IRDES et l’université de Paris-Dauphine auprès de 1 223 personnes en situation irrégulière. Pensant tenir la démonstration tant convoitée que l’AME provoquerait un « appel d’air », ils ont affirmé que 25,8 % des personnes seraient venues en France au motif de la santé.

L’utilisation des chiffres de l’étude, largement repris par le débat public et parlementaire, a conduit les investigateurs de l’enquête à une mise au point méthodologique : concernant les seuls bénéficiaires de l’AME, la santé n’est évoquée que pour 9,5 % des répondants et, pour la moitié d’entre eux, les raisons de santé sont associées à d’autres raisons, principalement économiques. Les chercheurs rappellent au passage la complexité du phénomène migratoire, dont les motivations sont rarement réductibles à une variable. Ils soulignent aussi que le résultat majeur de leur étude a été oublié : sur l’échantillon étudié, le taux de non recours à l’AME atteint 49 %.

Une utilisation détournée des résultats scientifiques

Les débats autour de l’AME sont représentatifs du difficile dialogue entre expertise, productions scientifiques et débat public sur les sujets relatifs à l’immigration. L’épisode évoqué ici est révélateur du décalage entre les questions posées par les scientifiques et celles pour lesquelles les politiques mais aussi l’expertise publique exigent des réponses. Il invite à renforcer les stratégies de diffusion des savoirs scientifiques sur l’immigration.

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Caroline Izambert est docteure de l’EHESS et fellow de l’Institut Convergences Migrations. Première parution de l'article dans le 31e numéro de De Facto. Mise en ligne de l'article le 28 février 2022 sur le site de l'Institut Convergences Migrations qui édite De Facto.

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