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Société

Racisme: « Se concentrer que sur sa propre lutte est un cul-de-sac intellectuel et stratégique »

Rédigé par | Samedi 20 Mars 2021 à 13:05

           

Le 21 mars est instituée Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. En ce week-end de mobilisations qui ouvre la Semaine d'éducation et d'actions contre le racisme et l'antisémitisme jusqu’au 28 mars, l’occasion se présente à Saphirnews pour souligner la nécessité de faire converger les luttes contre les racismes et les discriminations afin de former un front commun pour l’égalité qui profite à l’ensemble de la société. Pour Michael Privot, directeur du Réseau européen contre le racisme (ENAR), « l'antiracisme n'a plus d'autre choix que d'articuler sa lutte universelle aux luttes spécifiques, d'articuler la lutte contre le racisme à d'autres luttes, au minimum les luttes féministe, syndicale et pour les droits des personnes LGBTQI+, pour pouvoir tous ensemble former ce front pour l'égalité qui bénéficiera à tout un chacun au sein de sociétés qui sont désormais et pour toujours essentiellement diverses ». Interview vidéo.



Racisme: « Se concentrer que sur sa propre lutte est un cul-de-sac intellectuel et stratégique »
L'integralité de l'interview vidéo de Michael Privot est à retrouver en bas de l'article.

Sur quels constats peut-on construire la lutte contre les racismes aujourd’hui ?

Michael Privot : Aujourd’hui, être traité de raciste ou d’antisémite est la pire insulte que l’on puisse proférer dans le débat public. Même les représentants affichés des traditions politiques fondées sur le racisme et la différentiation entre les gens sur la base de leur origine s’empressent d’affirmer qu’ils ou elles ont un ami noir et une copine juive pour se dédouaner de toute accusation de racisme.

Parallèlement, l’antiracisme fait face à une contestation de plus en plus décomplexée, comme cause de tous les maux de notre époque, comme si la demande d’égalité de toutes et tous menaçait la cohésion de nos sociétés bien plus que les haines recuites ou les discriminations bien établies qui attribuent à chacun et chacune une place bien définie dans la société en fonction de sa couleur, de son ethnicité réelle ou supposée, son genre ou son handicap.

Or l’antiracisme, comme le féminisme, le mouvement pour les personnes LGBTQI+ ou le syndicalisme, chacun pour la forme de discrimination qu'il est sensé combattre sur la race, le genre, le sexe, l'orientation sexuelle ou encore la classe, fait partie de ces mouvements qui veulent faire exploser ces discriminations systémiques, qui mettent certains individus dans une case et les empêchent d'évoluer dans la société.

Une idée très répandue fait du racisme un problème qui est avant tout le fait d’individus. Qu'en dites-vous ?

Michael Privot : Au cours des 40 dernières années, l’antiracisme a beaucoup évolué. On n’est plus dans l’antiracisme de grand-papa, très paternaliste, genre « Touche pas à mon pote ». Si ce mouvement a eu un impact très important et positif, il n’a fait que se focaliser sur la dimension individuelle du racisme et en conséquence l’appel à l’éducation, au changement de comportement individuel. C’est important, mais c’est très loin d’être suffisant, car plus de 30 ans plus tard, il apparaît clairement que, comme c’est le cas pour le sexisme, le racisme est avant tout structurel ou systémique.

En gros, cela veut dire que les sociétés, les institutions développent historiquement leurs structures en fonction d’une certaine norme correspondant à la moyenne supérieure de leur population. Si celle-ci change de manière substantielle sur une période donnée, ces mêmes institutions et structures peuvent produire, sans qu’il n’y ait de responsabilité individuelle, de l’exclusion de groupes dont les besoins, les représentations, les manières d’agir, ne correspondent plus à la norme supposée du départ. Or, comme ces normes ne sont jamais explicites, il est très difficile de comprendre où est le « bug » et de le corriger avec des mesures bien spécifiques, car cela exige des connaissances et des analyses parfois très techniques en matière de droit, de sociologie, d’anthropologie, de développement de processus, de psychologie cognitive… ce qui rend l'antiracisme aujourd'hui, comme la lutte contre le sexisme, extrêmement complexes et demandant une grande expertise pour pouvoir la mener à bien.

Il faut se rendre compte que « le » racisme n'existe pas. Il existe différentes formes de racisme qui ont effectivement en commun des modalités d'application qui peuvent être similaires mais, en vérité, chaque racisme, que ce soit l’antisémitisme, le racisme anti-Roms, le racisme antimusulman, le racisme anti-noir le racisme anti-migrants, le racisme anti-Asiatiques et d’autres, dans chaque contexte spécifique, va se moduler et va impacter différemment certaines populations selon que la société dans laquelle ils vivent ait eu un passé esclavagiste ou pas, ait eu un passé colonialiste ou pas. La non prise en compte de ces spécificités a amené à l’émergence d’un nombre croissant d’organisations spécialisées, parfois sur une cause bien précise, et portées par des personnes concernées – ce qui est fondamental.

Qu’en est-il de l’efficacité de l’arsenal législatif en place pour lutter contre ce fléau ?

Michael Privot : Effectivement, il y a des lois pour lutter contre le racisme. Ces lois ont, en majorité dans les pays européens, une vingtaine d'années. Elles ont été fondamentales mais beaucoup sont focalisés sur la dimension individuelle du racisme – qu'il faut punir – et elles sont aussi assez inefficaces parce qu'il est extrêmement difficile de pouvoir rassembler des preuves concluantes qu'un acte raciste a eu lieu.

Dans ce cadre, l'antiracisme, c’est aussi de faire en sorte de réaliser non pas seulement l’égalité devant la loi, non pas seulement l’égalité des chances, mais l’égalité en pratique, à savoir le fait que chaque personne a le droit d’exprimer le meilleur de son potentiel au cours de sa vie et que tous les obstacles qui pourraient se présenter à la réalisation de son potentiel puissent être levés, que les remèdes pour cela puisent être accessibles de manière simple pour chacun.

La spécialisation des luttes antiracistes ne contribue-t-elle pas à l’éclatement du front pour l’égalité ?

Michael Privot : Là où beaucoup voient dans l'émergence de différentes organisations qui combattent des formes spécifiques de racisme un éclatement du front antiraciste, il faut au contraire renverser la perspective et se rendre compte qu'il s'agit en fait d'une diversification et d'une montée en professionnalisation du milieu antiraciste car, en effet, des organisations différentes sont capables d'affiner leurs analyses de la forme de racisme qu'elle sont en train de combattre. Souvent d'ailleurs, ces organisations sont portées par des personnes qui sont les premières concernées par cette forme de racisme, et donc elles peuvent être beaucoup plus efficaces dans la lutte qu'elles sont en train de mener, contrairement à des organisations qui ont pu rester historiquement uniquement transversales et ne développant pas l'expertisé nécessaire pour pouvoir aller dans les détails de la lutte antiraciste contemporaine.

Bien entendu, il ne faut pas tomber dans le piège inverse à savoir ne se focaliser que sur des combats de niche. Au contraire, il faut pouvoir à la fois articuler l'analyse de ces racismes spécifiques et continuer à combattre les dimensions universelles du racisme, ses formes de domination, les processus de stéréotypage communs, etc. et on va pouvoir le faire en multipliant les espaces de rencontres où des organisations travaillant sur différentes formes de racisme peuvent venir ensemble et constater leurs convergences mais aussi, beaucoup plus largement, avec l'ensemble des organisations qui travaillent sur d'autres secteurs de l'égalité, que ce soit la lutte contre les discriminations sur la base du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'âge, du handicap, de la classe sociale… pour voir quels sont leur points communs et ouvrir un front beaucoup plus large sur l'égalité.

Parce qu'en fait, loin de fragmenter le front pour l'égalité, il faut se rendre compte que, si on y réfléchit bien, 100 % de la population est concernée d'une manière ou d'une autre par une forme de discrimination qui la touche en particulier, sur un motif de discrimination particulier, et donc que chacun et chacune dans notre société a intérêt à ce que l'égalité dans la pratique soit mise en œuvre. Ce sont ces liens qu'il faut pouvoir faire aujourd'hui.

Dès lors, se concentrer uniquement sur sa propre lutte à l'exclusion de toutes les autres luttes est un véritable cul-de-sac intellectuel et stratégique parce qu'au mieux, on pourra juste parler aux personnes qui partagent les mêmes problématiques que vous, sachant que 95 % de la population ne se sentira absolument pas concernée par votre lutte. Au contraire, si on arrive à trouver toutes ces synergies, c'est 100 % de la population qui va se sentir concernée par l'égalité et par les différentes modalités qu'il est nécessaire de mettre en place pour pouvoir réaliser cette égalité dans la pratique pour toutes et tous.

Quels écueils dans la lutte contre les racismes faut-il éviter ?

Michael Privot : La chute dans l’entre-soi communautariste et la victimisation, à savoir le fait de rejeter la totale responsabilité de sa situation sur « LE » système raciste, sont deux travers dans lesquels ont pu tomber un certain nombre de militants antiracistes, tant par manque d’ouverture politique à leur demande initiale d’égalité, que par désespérance ou, parfois, par recherche de gain politique et symbolique.

Le fait que cela existe ne doit pas jeter l’opprobre sur les militantes et militants sincères qui essayent d’articuler des thématiques et des pratiques très complexes dans des environnements de plus en plus toxiques où toute pensée plus longue qu’un tweet est vite disqualifiée.

Nos sociétés sont devenues complètement diverses. Dès lors, face à la complexité de nos sociétés contemporaines, l'antiracisme n'a plus d'autre choix que d'articuler sa lutte universelle aux luttes spécifiques, d'articuler la lutte contre le racisme à d'autres luttes, au minimum la lutte féministe, la lutte syndicale et la lutte pour les droits des personnes LGBTQI+, pour pouvoir tous ensemble former ce front pour l'égalité qui bénéficiera à tout un chacun au sein de sociétés qui sont désormais et pour toujours essentiellement diverses.



Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur



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