Karim Abdoun : C'est le décès de mon oncle, un pionnier des mosquées en Alsace, qui m'a poussé dans cette direction. L’élément déclencheur est donc un événement familial, mais la réflexion qui a suivi cette événement m'a fait prendre conscience que ce 'simple événement de la vie' pour notre famille avait une portée beaucoup plus générale pour la présence musulmane en France, voire en Europe.
En effet, cet oncle venu en France dans les années 60 comme travailleur immigré, n'est pas arrivé seul, des milliers de personnes étaient dans son cas. Il a été parmi les premiers à ouvrir une salle de prière, mais il n'est pas le seul à avoir eu cette démarche. Il s'agissait bien là d'une tendance de fond. Encore aujourd'hui, la mort de mon oncle n'est pas un cas isolé, bien au contraire, l'islam français vit véritablement une transition démographique. Les primo-pratiquants cèdent progressivement leur place à leur progéniture (naturelle ou spirituelle). C'est le cour normale de la vie.
Dès lors, une problématique n'a cessé de me suivre : quelles empruntes ces primo-pratiquants vont-ils laisser de leur passage ? Si nous considérons les mosquées actuelles comme les premiers fruits d'un arbre, ce qui nous a intéressé, c'est l'histoire de la graine qui a permis à l'arbre de pousser. S'agissant de mon oncle, il n'a laissé strictement aucune trace matérielle de son passage. La salle de prière qu'il a ouvert au bas d'un immeuble HLM a été reprise par d'autres musulmans, mais sa vocation est d'être une cave, non une salle de prière. Par contre, l'esprit qui régnait dans cette salle de prière est fondateur des mosquées strasbourgeoises.
Ce n'est pas l'histoire de mon oncle que j'ai voulu retracer, mais l'histoire de cet esprit qui a permis l'ouverture d'une vingtaine de salles de prière dans l'agglomération strasbourgeoise en vingt ans. Dès le départ, nous voulions un livre de témoignages. L’histoire officielle ne nous intéresse pas pour ce livre. Nous voulions ressentir l’émotion liée à cette rencontre historique entre le culte musulman et la tradition alsacienne. Nous voulions ressentir les symptômes d’un ancrage progressif et les réactions qu’il a suscité. C’est à travers monsieur tout le monde que les valeurs d’une société prennent corps. Nous avons donc choisi de suivre ce chemin.
Plus tard viendra le temps de l'analyse par les historiens..., aujourd'hui ce qui compte, c'est de sauver des bribes d'histoires orales avant que leur porteur ne les taise à jamais.
Ce livre qui nous plonge dans l'histoire de l'immigration en Alsace, traite de l'évolution des mosquées et des musulmans des années 60 à nos jours, ceci sous la forme d'un très beau livre, de belles images et révèle une certaine poésie à travers les titres, des témoignages tels que: 'le rabbin musulman', ' planteur d'arbres', 'on ira tous au paradis'... Est-ce une volonté pour vous d'humaniser les musulmans et l'Islam plutôt que de toujours en parler en terme de problèmes de société ?
Les personnes que nous avons rencontrées n'avaient en rien besoin d'être davantage humanisées qu'elles ne le sont déjà. Elles sont humaines par leurs contradictions, leurs humeurs, leurs regrets, leur joie et leurs espérances. Leur humanité s'est largement exprimée à travers les discussions que nous avons pu avoir avec elles. Certains sont humbles, d'autres plutôt vantards, certains ont à peine exprimé quelques phrases alors que d'autres ont été de véritables moulins à paroles, certains étaient ponctuels alors que pour d'autres, la notion du temps est quelque peu relative, certains se sont méfiés de nous alors que d'autres nous ont ouvert leur coeur... Ces remarques valent aussi bien pour les musulmans que nous avons rencontrés que pour les personnes d'autre confession. Le caractère humain ou non de la personne ne tient pas compte de sa religion.
S'agissant des titres donnés à chacun des témoignages, c'est tantôt une formule qui donne le ton général de l'interview et tantôt un clin d'oeil à nos référents culturels ('La choucroute au poisson', 'On n'oublie rien', 'Le thé à la menthe', 'Rive gauche, rive droite', 'Tarzan est tout nu', 'Quand on n'a que l'amour'...).
Les photos ont une place importante dans ce livre, quel message voulez-vous transmettre à travers celles-ci ?
Il est vrai que nous avons voulu une visibilité de cet islam des premiers temps. Aussi, dès le départ, nous avons opté pour des photos qui viennent illustrer les témoignages. Nous avons voulu que les personnes que l'on croise tous les jours dans la rue mais que l'on ne voit jamais, soient mises au devant de la scène. C'est d'abord un hommage à ces personnes et ensuite nous avons dans l'idée de contribuer à une mémoire visuelle de la naissance de l'islam français. A la fin de chaque entretien, les personnes choisissaient ce qui pour elles représentait leur propre mosquée. Ceci nous a également permis d'avoir une large palette de représentations affectives des mosquées (dans la nature, chez soi...). Du coup, ces photos illustrent le sens du verset coranique selon lequel toute la terre est une mosquée.
Le message vise ici trois publics différents :
Les premiers sont les très jeunes musulmans qui n'ont pas connu ou ne connaîtront jamais les premières salles de prière, que ce soit dans des caves, des appartements, des préfabriqués ou des églises. C'est une mémoire pour les générations futures.
Le deuxième public visé est constitué par les gens qui ne fréquentent pas les mosquées. Montrer ces photos, permettra, je l'espère, de fissurer le mur des fantasmes.
Enfin, nous avons constitué un fond de photos des salles de prières de la région dans l'idée qu'elles permettront, un jour, une historiographie de la pratique du culte musulman dans notre pays.
À travers ces témoignages ce sont des tranches de vie qui sont fixées par écrit et en photos. Afin d'inciter les lecteurs de
Pris séparément, les témoignages ont valeur d'anecdote. Par contre, mis bout à bout, ils forment la trame d'une histoire de l'islam de France. Vous avez donc raison de parler de tranches de vie. A vrai dire, toutes les histoires sont émouvantes et chaque lecteur en fonction de son propre vécu sera ému par l'une ou l'autre.
En fait, pour la première fois, de ces personnes, on ne parlait pas d'elles, ni en leur nom, mais c'est elles-mêmes qui s'exprimaient sur leur propre vécu, ce qu'elles avaient ressenti à tel et tel moment, ce qui leur semblait important ou moins important...
Mais peut-être qu'en ces temps de profanation de tombes en France et de preneurs d'otages en Irak, serait-il bon de rappeler comment le Pasteur Mathis a mis une partie de sa chapelle à la disposition des musulmans pour qu'ils puissent y prier en paix, et ceci en pleine crise iranienne (1979).
5) Pouvez-vous nous raconter l'histoire de cette très belle photo où l'on voit une délégation saoudienne en train de prier dans une cathédrale ?
La photo en question a été prise le 4 novembre 1974. Cette délégation d'oulémas saoudiens emmenée par Cheikh Mohammed Al-Arkan se trouvait à Strasbourg dans le cadre d'une rencontre au Conseil de l'Europe. Ils avaient été officiellement reçus par Mgr Elchinger, Evêque de Strasbourg. A cette époque il n'y avait pas de mosquée (digne de ce nom) à Strasbourg, aussi, ont-ils été invités à prier dans le choeur même de la cathédrale. Au delà de ce symbole très fort, nous retiendrons également les paroles de Mgr Elchinger : 'Vous arrivez du berceau de l'Islam. Vous êtes ici pour nous les relais de
Propos recueillis par Jihen Lazrak