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Points de vue

« Nouveau capitalisme » : après l’éthique protestante, la morale des hackers

Par Jan Krewer

Rédigé par Jan Krewer | Mercredi 28 Août 2013 à 06:00

           


Pekka Himanem, jeune philosophe finlandais, considère que l’« éthique protestante » – telle que définie par le sociologue Max Weber – ne serait plus l’esprit qui caractériserait le bon fonctionnement de notre système économique.

Pour celui-ci, c’est bien une nouvelle forme de perception du travail, inspirée par les geeks de la Silicon Valley et du MIT, qui prédominerait aujourd’hui.

Si cette nouvelle éthique du travail, apparue dans les années 1950 et 1960, est indéniablement celle d’une économie de plus en plus tournée vers l’innovation, elle semble également plus proche des attentes d’une nouvelle génération et d’une conception moins matérialiste de notre rapport à la vie professionnelle.

L’éthique protestante au temps du capitalisme industriel

Max Weber, père fondateur de la sociologie moderne, a décrit l’éthique protestante comme étant l’esprit qui permettait d’expliquer l’apparition du capitalisme à la fin de l’époque médiévale. Cet esprit repose selon lui sur trois principes clés : le travail est d’abord un devoir envers dieu, la société et le patronage ; le travail demande ensuite une discipline rigoureuse, notamment temporelle (« time is money »), presque ascétique ; enfin le travail a pour objectif la maximisation du profit : gagner de l’argent devient une fin en soi.

Ces principes, qui reposent selon Weber sur les motifs et symboles du protestantisme, sont inséparables du développement capitaliste industriel. Ils sont en effet efficaces pour garantir le bon fonctionnement d’une société industrielle, avec un travail divisé et organisé de façon rationnelle, et une stricte hiérarchisation verticale. Cette éthique du travail, qui marque aujourd’hui encore nos vies quotidiennes, semble pourtant remise en cause dans des sociétés tertiaires, dans lesquelles de nouveaux modèles sont apparus.

Qu’est-ce que la « Hacker Ethic » ?

Le terme « hacker » est encore bien souvent associé à la cybercriminalité. Pourtant, il ne faut pas le confondre avec celui de « cracker » : à l’origine, le terme est en fait proche de celui de « bricoleur », c’est-à-dire d’une personne qui tente de comprendre et de faire par elle-même. Himanen propose donc une définition plus précise : il s’agit d’individus qui « programment avec enthousiasme et pensent que le partage d’information est un bien puissant et positif ». Cette définition est clairement liée à la pratique des premiers hackers dans les universités américaines des années 1950 et 1960, qui tentèrent de comprendre les codes qui régissaient les premiers systèmes informatiques et de les améliorer. Afin de pouvoir programmer les meilleurs systèmes et logiciels, le partage des codes sources était alors essentiel.

La nouvelle méthode de travail qui apparait avec la communauté des hackers

C’est de ce besoin fondamental d’une diffusion libre des connaissances et d’un réseau ouvert que se laissent déduire les valeurs défendues par les hackers : le partage, la transparence, la décentralisation et l’accès libre aux systèmes informatisés. Les premiers produits conçus s’appuyaient alors sur ce type de travail collaboratif, chaque individu pouvait avoir accès à tout le processus de création et de production.

Mais l’efficacité et la capacité d’innovation de cette méthode ne saurait s’expliquer sans évoquer l’importance du rapport spécifique qu’entretenaient les hackers avec leur travail : ils considéraient le fait de programmer quasiment comme un jeu qui permettait continuellement de découvrir, d’essayer de nouvelles choses, d’en observer les conséquences … et de recommencer. Ceci n’était alors uniquement possible qu’en présence d’une véritable passion créative, mais également d’un rapport très flexible au temps et à l’argent.

Les pionniers du mouvement « open source », tels que l’emblématique activiste Richard Stallman, ont alors commencé à défendre l’idée d’ « ouverture », comprenant une conception révolutionnaire de la propriété intellectuelle. Ces idées ont été décisives pour les grandes ruptures technologiques ayant mené à l’ordinateur personnel ou encore à la création d’internet. Ils ont pu démontrer qu’une diffusion libre voire anarchique des informations pouvait indéniablement être un moteur efficace à l’innovation, alors que les structures fermées – hermétiques aux idées et ressources extérieurs – empêchaient bien souvent cet apprentissage mutuellement bénéfique ainsi qu’une amélioration continue des produits.

La fin de l’éthique protestante dans la société de l’information

Pour Himanen, ces nouvelles méthodes de travail représentent une véritable alternative à l’éthique protestante, car elles sont mieux adaptées à une société postindustrielle, une société de l’information avec une structure, des attentes et des incitations nouvelles. Cette société de l’information, théorisée par le sociologue Manuel Castells, peut être décrite selon trois grandes lignes, toutes radicalement en rupture avec l’époque industrielle.

Castells observe tout d’abord que les entreprises se sont progressivement structurées et organisées autour de l’information et de la communication, la création de symboles devenant une des fonctions essentielles pour leur développement. Ensuite, il constate que le marché du travail est de plus en plus flexible et que le nombre de travailleurs indépendants augmente. Enfin, il démontre que la croissance et les gains de productivité sont plus que jamais basés sur l’innovation.

Dans ce contexte, le succès économique repose sur la capacité à innover, à communiquer, mais aussi à travailler ensemble. Cet enjeu a dès lors poussé les managers et chercheurs en management à trouver les meilleurs moyens pour stimuler l’innovation. De nombreuses recherches ont pu suggérer qu’au-delà des incitations financières, des environnements de travail fondamentalement différents, cédant plus d’autonomie aux individus et à leurs motivations propres, peuvent permettre d’avantage de pensée créative.

Les milliers de personne hautement qualifiées ayant contribué à l’écriture d’articles sur Wikipedia ou à l’élaboration de Linux sont la preuve que des modèles ouverts, hiérarchisés de manière latérale, avec une division du travail flexible, peuvent être hautement efficaces face à des modèles de contrôle et de défiance. Ces changements ont d’ores et déjà largement été pris en compte par la plupart des grandes entreprises – les groupes liés aux technologies de pointe et à l’industrie créative en tête.

Une perception du travail qui change radicalement

On peut observer dans la culture populaire des nouvelles générations cette aspiration à un travail épanouissant et un rejet du modèle matérialiste du rêve américain, à l’instar du héros du film « Fight Club ». À l’inverse d’un travail essentiellement accompli pour l’argent et le confort, les jeunes – et moins jeunes -, étudiants ou non, ne rêvent-t-ils pas surtout d’un travail personnel, mettant en valeur leur créativité, leurs idées, leur individualité ? Cette nouvelle forme de travail, indépendant et créatif, est considérée comme alternative par toute une catégorie de travailleurs, que Richard Florida appelle « creative class ». On peut, à cet égard, repenser en souriant à la première publicité de Macintosh au début des années 1980 – véritable utopie individualiste, anti-orwellienne – et constater le succès de la stratégie marketing d’Apple, basée sur le désir de cette génération à s’affirmer en tant qu’individu créatif.

Ce changement de paradigme s’exprime d’ores et déjà à travers de nouveaux outils, et a largement été facilité par l’émergence du web 2.0, par laquelle les coûts de transaction, de communications et les difficultés de former des groupes informels se sont effondrés. De nombreux auteurs parle d’une véritable « culture de la participation », dont témoigne les indénombrables blogs, les milliers de contenus multimédias mis en réseau et accessibles gratuitement au plus grand nombre, apparus massivement au courant des dix dernières années, simplement sur la base du volontariat. On pourrait dès lors analyser ce récent phénomène comme une démocratisation de l’éthique hacker et des modes de travail collaboratifs.

Des clercs protestants définitivement mis à la retraite ?

On peut finalement affirmer que les personnes s’épanouissant dans leur travail existaient déjà auparavant, tout comme on peut prétendre sans doutes que de nombreuses personnes perçoivent aujourd’hui encore leur travail comme un simple devoir, et donc, qu’en essence, l’éthique hacker n’est rien de véritablement nouveau.

Pourtant, il est évident que l’on peut parler d’un phénomène large, avec une importance économique indéniable, d’une nouvelle culture du travail dominante dans l’âge de l’information, tout comme l’éthique protestante en était une pendant le capitalisme industriel. L’éthique hacker a incontestablement bouleversé notre perception de la vie professionnelle, elle a également permis des innovations technologiques qui à leur tour ont changé et changent encore profondément notre monde. Les protestants n’étaient pas les seuls capitalistes, Max Weber a avant tout inventé un concept sociologique recouvrant une éthique spécifique, qui n’implique pas nécessairement une relation historique directe.

L’histoire ne fournit pas de ruptures aussi nettes que celles définies par les concepts sociologiques. Preuve en est que de grandes entreprises technologiques (telles qu’Apple), qui ont bâti leur succès et leur notoriété en s’appuyant sur l’éthique hacker et même en la défendant publiquement, peuvent être considérées comme étant tout aussi fermées que leurs ancêtres protestantes.

« Nouveau capitalisme » : après l’éthique protestante, la morale des hackers
Sources :
• Blanc, Sabine ; Noor, Ophelia. Hackers : Bâtisseurs depuis 1959. OWNI Éditions, livre numérique, 2012.
• Castells, Manuel. Informationalism, networks, and the networks society: a theoretical blueprint, p. 3–45. In Manuel Castells (ed.), The Network Society – A Cross-cultural perspective. Cheltenham & Northampton: Edward Elgar Publishing, 2004.
• Himanen, Pekka. The Hacker Ethic as the Culture of the Information Age, p. 420-431. In Manuel Castells (ed.), The Network Society – A Cross-cultural perspective. Cheltenham & Northampton: Edward Elgar Publishing, 2004.
• Jenkins, Henry. Confronting the Challenges of Participatory Culture: Media Education for the 21st Century. The MacArthur Foundation, Chicago, Illinois, 2007.
• Pink, Daniel H. Pink. Drive: The Surprising Truth about What Motivates Us. Riverhead Books, 2009.
• Shirky, Clay. Here Comes Everybody – The Power of Organizing Without Organizations. Penguin Books, New York, 2008.
• Williams, Sam; Stallman, Richard; Masutti, Christophe. Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée. Paris : Eyrolles/Framasoft, 2010.

« Nouveau capitalisme » : après l’éthique protestante, la morale des hackers
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