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Points de vue

Macron élu, mais la lepénisation s’étend toujours

Rédigé par Akram Belkaïd | Samedi 3 Juin 2017 à 08:55

           


Macron élu, mais la lepénisation s’étend toujours
Au demain de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de sa République, la France ressemble à un étudiant très mal préparé à un examen à qui on vient d’annoncer à la fois le report de l’épreuve – ce qui, on s’en doute, le soulage – et son durcissement, ce qui, en théorie, devrait le pousser à mettre les bouchées doubles pour être prêt. Autrement dit, le quinquennat qui a démarré dimanche 15 mai n’est, pour le moment, qu’un simple sursis et rien d’autre en attendant des jours plus difficiles. Certains, ils ne sont guère nombreux, sont persuadés que Macron et sa volonté de « corporate banker- start-uper and winner » feront des miracles. Le présent chroniqueur en doute mais n’insultons pas l’avenir et ne désespérons pas la jeunesse républicaine en marche.

On peut tirer de nombreuses conclusions de cette élection mais examinons la plus inquiétante de toutes. Le Front national, et sa candidate Marine Le Pen, ne l’ont pas emporté et c’est tant mieux. Mais, tout de même… Ce parti d’extrême droite, raciste, xénophobe, islamophobe et antisémite – on ne le répétera jamais assez – totalise 10,6 millions de voix ! Un record absolu pour sa famille politique. On dira que ce n’est que la moitié de ce qu’a obtenu Macron mais cela ne devrait rassurer personne. En 1995, lors de la victoire de Jacques Chirac face à Lionel Jospin, Jean-Marie Le Pen obtenait 4,75 millions de voix. Il faut relire les éditoriaux et analyses de l’époque. Le choc fut rude et tous les discours convergeaient vers la nécessité de limiter d’urgence l’influence du Front national dans la vie politique française. « Réduire la fracture sociale », le fameux slogan de la campagne chiraquienne était alors brandi pour signifier cette urgence.

On connaît la suite. En 2002, tout en se qualifiant pour le second tour, Le Pen père obtenait 5,52 millions de voix. Lui succédant, sa fille réalisait un score de 6,41 millions de voix lors de la présidentielle de 2012. Dans cette progression constante, il n’y a guère que le scrutin présidentiel de 2007 qui fait exception, Jean-Marie Le Pen n’obtenant « que » 3,83 millions de voix. Un recul qui s’expliquait alors par la campagne ultra-droitière de Nicolas Sarkozy dont certains thèmes électoraux (l’identité nationale) ont contribué à faire sauter les digues et à renforcer la lepénisation des esprits. Résumons : en vingt-deux ans, le Front national a plus que doublé ses voix. Pire, son score cette année aurait pu être bien plus élevé sans la prestation « catastrophique » de sa candidate lors du débat télévisé de l’entre-deux tours. Tout en étant prudent sur ces estimations, cela signifie que Le Pen aurait pu enregistrer 11 à 12 millions de voix.

Nombre d’observateurs attendent maintenant les élections législatives pour jauger de la dynamique du FN même si ce dernier semble connaître une crise interne. Mais s’interroger sur le nombre de députés que va obtenir ce parti, qui n’en compte que deux actuellement, est certes important (on parle de cinquante à cent élus) mais ce n’est pas tout. Les médias et les élites françaises, ceux-là mêmes qui ont appelé à voter Macron pour faire barrage à Le Pen, ont leur part de responsabilité dans la propagation, et l’appropriation, des idées portées par le Front national. Ne parlons pas ici d’économie (où le FN a allègrement puisé – pour le dévoyer – dans l’argumentaire altermondialiste) mais de relation à l’autre, qu’il soit étranger, minoritaire ou descendant d’immigrés. Et cela concerne d’abord les personnes de confession ou de culture musulmane. Des internautes ne s’y sont pas trompés en diffusant, par exemple, toutes ces unes mettant en cause l’islam à l’image de ce fameux « cet islam sans gêne » (31 octobre 2012) de ce torchon islamophobe qu’est devenu Le Point et ne parlons des écrits nauséabonds récurrents de l’hebdomadaire Valeurs actuelles qui semble décider à stigmatiser les musulmans.

La lepénisation des esprits ne concerne pas que la détestation de ces derniers ou des migrants. Durant la campagne électorale, Marine Le Pen a nié la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du vélodrome d’hiver (Vel d’Hiv) des 16 et 17 juillet 1942. En d’autres temps, pareille sortie à propos de la plus grande rafle de Juifs en France durant la Seconde Guerre mondiale aurait mobilisé les médias et engendré des débats sans fin. Là, cette sortie est (presque) passée inaperçue. Quelques éditoriaux, des prises de position d’autres candidats et l’affaire s’est tassée. Le tout dans un contexte où toute une jeune génération commence à s’intéresser à la politique. Rappeler à cette dernière d’où vient le FN et ce qui constitue son ADN aurait été bénéfique, non pas pour l’empêcher d’emporter la présidentielle, mais pour éviter que ses idées et discours ne se normalisent.

En France, le combat contre le racisme a deux adversaires. L’extrême droite, bien sûr. Et tous ceux et toutes celles qui lui empruntent certaines de ses idées tout en se défendant de le faire. Cela fait des années que les digues sautent les unes après les autres. Dans quelque temps, normalisation oblige, l’héritier du FN va se confondre peu à peu avec le reste de l’échiquier politique. Il n’aura pas besoin d’opérer de révision déchirante puisque ses thèmes sont captés, relayés et admis partout : presse, intellectuels, partis dits républicains, qu’ils soient de droite comme de gauche. Le contexte sécuritaire et la menace terroriste aident beaucoup à cette convergence annoncée.

Certains pensent qu’il suffit que l’économie aille mieux et que le chômage baisse pour que le Front national reflue. C’est une erreur. Avec ou sans croissance, les idées de Le Pen et compagnie imprègnent la société française au plus profond d’elle-même. Le reconnaître avant de commencer à réfléchir sur la meilleure manière de combattre son courant politique serait un premier acte salvateur.

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Première parution de cet article dans Le Quotidien d'Oran, le 11 mai 2017.
Akram Belkaïd est journaliste, essayiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le Maghreb et l’Algérie. Dernier ouvrage paru : Retours en Algérie (carnetsnord, 2013).





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