Connectez-vous S'inscrire

Société

Les lois anti-voile signent « la mort sociale des musulmanes »

Rédigé par Maria Magassa-Konaté | Jeudi 13 Mars 2014 à 07:00

           

Dix ans après la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école, les musulmanes font toujours plus les frais de l'exclusion. La décennie a ainsi été marquée par une succession de réglementations anti-voile qui entraînent « la mort sociale de nombreuses femmes musulmanes », analysent les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, auteurs de l'ouvrage de référence « Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman" ». Ces femmes sont les principales victimes de l’islamophobie, un racisme qui doit son origine à la construction d’un problème musulman, que les deux sociologues dissèquent dans leur ouvrage. Entretien.




Saphirnews : Vous démarrez votre livre avec une approche historique de l’apparition du terme « islamophobie ». Les réticences restent fortes pour utiliser ce mot, comme le refus de reconnaître cette forme de racisme.

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Dans le contexte actuel, il y a encore des résistances à reconnaître l’islamophobie comme concept et comme réalité, mais elles se sont affaiblies. Dernier exemple en date : le ministre de la Ville, François Lamy, a reçu le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, en janvier dernier, ndlr). C’est une notion qui intègre progressivement la sphère publique et se banalise dans les médias. Des réflexions sont également menées dans des instances qui refusaient d’en entendre parler. Nous sommes bien placés pour le constater, car nous sommes sollicités par des syndicats, des associations, des administrations ou d’importantes organisations qui s’en détournaient. Certains intellectuels modifient également leur position. Ainsi, Pierre-André Taguieff, qui ne voyait dans ce mot-là qu’un artifice rhétorique de la « nouvelle judéophobie », convient désormais qu’il est envisageable d’utiliser le terme « islamophobie » s’il est bien défini.

Ces évolutions s’expliquent notamment par la publication de plusieurs livres sur ce thème, le nôtre mais également celui très médiatisé de Claude Askolovitch, Nos mal-aimés. Ces musulmans dont la France ne veut pas, ou ceux de Kamel Meziti et de Martha Nussbaum (philosophe américaine, auteure de Les Religions face à l'intolérance, ndlr), la multiplication des agressions visant des femmes voilées, mais également l’activité croissante des organisations de lutte contre l’islamophobie.

D’un point de vue sémantique, Manuel Valls refuse toujours d’utiliser le terme, qu’il présente comme une invention des « intégristes iraniens »…

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : En effet, il a émis cette idée l’été dernier. Mais presque plus personne ne soutient cette thèse farfelue, popularisée dès 2003 par Caroline Fourest, Fiametta Venner ou Pascal Bruckner. Toutefois, même si le terme d’islamophobie commence à être reconnu, cela ne veut pas dire que le phénomène est devenu un problème public. Il y a sur ce point d’importantes résistances, qui s’expliquent par plusieurs raisons.

Les sociologues Abdellali Hajjat (à gauche) et Marwan Mohammed.
Les sociologues Abdellali Hajjat (à gauche) et Marwan Mohammed.

Quelles sont-elles ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Le premier point est la puissante tradition séculariste et laïque, qui a, d’une part, organisé la séparation des cultes et de l’Etat, et qui s’est, d'autre part, traduite durant le XXe siècle par une perte d’influence mais également de légitimité de la religion dans la vie sociale. Certains confondent même laïcité et athéisme, d’autres réduisent la laïcité à son courant anticlérical.

Dans cette perspective, l’illégitimité de l’islamophobie repose sur l’illégitimité de la religiosité dans l’espace public. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’existence d’une « archive antimusulmane », progressivement construite avec l’avènement et le développement de l’islam au Moyen Âge, réactivée et modifiée au cours de l’Histoire, renforcée lors de la période coloniale, qui véhicule un imaginaire essentialisé d’islam arriéré et barbare, antimoderniste. Une archive qui se nourrit de l’actualité géopolitique, ou plutôt de la manière dont elle est traitée.

Ces différents ressorts, non exhaustifs, qui freinent la reconnaissance et la prise en compte de l’islamophobie s’expriment actuellement dans la construction d’un « problème musulman » par une partie des élites. Ces discours véhiculent l’idée que l’islam est un problème en soi et que les musulmans constituent une réalité homogène, simplifiée par des mots et des images effaçant la réalité complexe et plurielle que décrivent les sciences sociales.

La présence musulmane est construite comme une menace pour l’identité des nations ou de l’Europe, pour l’école publique et ses valeurs, comme une entreprise politico-religieuse d’islamisation par le bas. Les propos de Manuel Valls, qui dit que « le voile qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont doit rester pour la République un combat essentiel », sont très forts, terriblement explicites. Les femmes voilées, cibles d’agressions ou de discriminations, ne peuvent dès lors pas être reconnues comme victimes si elles sont élevées au rang d’ennemies de la République. Comment ces élites peuvent-elles – sans contradiction ni cynisme – reconnaître les conséquences d’une hostilité qu’elles contribuent à produire ?

Vous faites remarquer que des personnes appartenant à des mouvances politiques très différentes émettent des idées islamophobes.

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : La défiance à l'égard de la présence musulmane est l’un des rares sujets susceptibles de trouver un écho dans l'ensemble du champ politique. C’est l’une des spécificités françaises, sachant que, dans les autres pays européens, les mouvements socio-démocrates ne sont pas aussi hostiles à l’islam, en tout cas pas aussi ouvertement. Toutefois, les ressorts sociaux et politiques ainsi que l’intensité de l’islamophobie divergent selon les différentes positions politiques.

A l’instar de la sphère politique, il y a également le milieu associatif qui refuse de s’emparer du problème de l’islamophobie.

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Mouloud Aounit, l’ancien président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, a ainsi fait face à de nombreuses critiques pour s’intéresser à ce combat… Les débats au sein du MRAP, leur intensité et parfois leur violence, reflètent ceux qui traversent la société. Même si la ligne Aounit a été constamment combattue, le MRAP peut au moins se targuer d'avoir ouvert le débat et poser la question. A SOS Racisme, cette question de l’islamophobie ne se pose pas et ce n'est pas seulement une question de terminologie, car, au fond, peu importe le terme utilisé, si la réalité n'est pas occultée et qu'elle est prise au sérieux. Si l'on ne se fie qu'aux mobilisations et non aux déclarations d'intention, il apparaît clairement que certaines associations estiment que les musulmans ne méritent pas d'être défendus.

Les lois anti-voile signent « la mort sociale des musulmanes »

Comment expliquer ces réticences à prendre à bras-le-corps le problème de l’islamophobie ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Il y a de multiples raisons selon les organisations. Beaucoup de militants considèrent que le marqueur religieux n'est pas une source de rejet à part entière, ou que l'hostilité à l'islam ne reflète que l'anticléricalisme ou un républicanisme un peu autoritaire. Certains pensent sincèrement que le mot islamophobie est une invention des mollahs ou plus largement des intégristes musulmans pour rétablir le blasphème. Ils sont très nombreux à adhérer à l'idée d'une espèce de complot islamiste, dont le foulard serait la partie émergée.

Par conséquent, si le hijab est perçu comme un étendard masquant une offensive à combattre, comme l'a explicitement affirmé l'actuel ministre de l'Intérieur, alors il n'y a pas de raison valable de s'offusquer que la résistance fasse des victimes. Difficile d'avoir de l'empathie pour vos ennemis. Rappelons que les femmes qui portent un foulard sont les principales victimes de l'islamophobie enregistrée en France.

Par ailleurs, le mouvement antiraciste s’est historiquement construit autour de la lutte contre l’antisémitisme. Certaines associations restent très attachées à la défense d’Israël et elles constatent que les acteurs qui se mobilisent contre l’islamophobie sont également sensibles au sort du peuple palestinien. Comment reconnaître la cause et des acteurs qui sont considérés comme des rivaux en matière de politique internationale ? D'autant que la reconnaissance de l'islamophobie risque d'engendrer une perte de centralité de la lutte contre l'antisémitisme, voire un étiolement de la mémoire des massacres du nazisme. Il nous semble que c'est à l'aune de ces enjeux qu'il est possible de comprendre pourquoi la principale organisation juive française, le CRIF, milite contre l'usage du mot islamophobie, à l’instar de la LICRA.

Les lois visant clairement les musulmans se multiplient. A ce titre, le jugement d’une jeune femme qui a saisi la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour protester contre le la loi interdisant le voile intégral sera prochainement connu. Sa victoire pourrait remettre en question cette loi...

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Oui, théoriquement. Mais elle proteste contre une loi votée en 2010, nous sommes déjà en 2014, dans du temps long, alors que cette interdiction a des conséquences concrètes. Cette plainte, dont l'argumentaire est axé sur la défense de la liberté de conscience, pose pour le coup un vrai cas de conscience aux magistrats et aux juristes de la CEDH. Nous verrons bien.

Mais, pour l’heure, la tendance est à l’exclusion, ce que l'on appelle un processus de discrimination légale par capillarité, aux enjeux multiples. D'un point juridique, il est question de la surface des libertés individuelles, pas seulement celle des musulmans. D'un point de vue sociétal, ces différentes lois qui visent à réglementer la visibilité religieuse des citoyen(nes) dans l'espace public sont en train d'entraîner la mort sociale de nombreuses femmes musulmanes qui choisissent de porter un foulard.

Depuis la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école, cette dynamique d'interdiction cible désormais les professionnels de la petite enfance, le secteur privé, les mères accompagnatrices de sorties scolaires, ou encore, c'est en sommeil, les étudiantes voilées à l’université.

Des chercheurs ont été sollicités pour la rédaction d’un rapport sur l’intégration, qui a fait polémique en décembre 2013 car il proposait de revenir sur la loi de 2004. Qu'en dites-vous ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : La disqualification de ces textes a été soudaine et brutale. Même au sein du monde académique, les chercheurs qui ont participé à leur rédaction ont été disqualifiés par certains de leurs collègues, alors que le contenu de ce rapport est très intéressant. Il reformulait et posait le débat sur la cohésion sociale et l'intégration dans des termes différents. Pourtant, sans même qu'il y ait un quelconque débat, l’indignation a été globale et politiquement consensuelle, car le rapport a été réduit à quelques lignes très critiques à l'égard du principe et de l'application de la loi du 15 mars 2004.

Sirine
Sirine

Vous commencez et terminez votre livre par l’histoire de Sirine. Marwan Mohammed, vous avez également écrit une tribune évoquant son sort. Pourquoi ce cas vous a interpellé et choqué ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Pas choqués car on entend fréquemment parler de cas d’humiliations. Plusieurs choses nous ont frappés dans le cas de Sirine : la force du consensus institutionnel contre elle et sa famille, sa déshumanisation par l’équipe dirigeante et enseignante. La capacité des enseignants, dont beaucoup se réclament d'une gauche humaniste, à neutraliser leur affect nous a fortement interrogés. Ce cas est révélateur de quelque chose d’assez profond sur le fonctionnement de la société.

Quelles sont les solutions à adopter pour revenir à la situation de 1989, où l’interdiction du voile à l’école était loin de faire consensus ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Nous n'avons pas de solutions à apporter. Rappelons seulement que la loi de séparation adoptée en 1905 a été conçue comme une loi de pacification et, tout au long du XXe siècle, son application a été plutôt accommodante et plutôt sage. Cet héritage est remis en question depuis le début des années 2000 par une mutation du principe de laïcité. L’application juridique de la neutralité est étendue à des acteurs qui ne sont pas sous contrat public pour délégitimer la présence musulmane dans l'espace public. Il faudrait peut-être revenir à l’esprit de 1905.

Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Ed. La Découverte, coll. Cahiers libres, septembre 2013, 190 p., 21 €.





Réagissez ! A vous la parole.

1.Posté par dem1973 le 13/03/2014 15:11 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
"La présence musulmane est construite comme une menace pour l’identité des nations ou de l’Europe"

Elle est surtout u[ressentie]u comme une menace qui sourd : les efforts d'intégration étant fournis principalement par ceux qui sont déjà installés depuis longtemps, ne pas s'étonner que ceux-ci demandent quelque chose en échange. Discours victimaires, repli sur soi (communautarisme) entretiennent fortement le malaise de ceux qui observent. Les médias et les politiques sont également champions pour jeter de l'huile sur le feu.
Et quoi qu'en disent Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, lorsqu'on peut lire sur ce site qu'on choisit son conjoint sur la base de son engagement religieux, cela est pris comme une arriération puisque ce n'est plus la mode depuis un bon petit moment en occident (si tant est que cela ait existé à un moment donné de son histoire d'ailleurs).
Un clergé islamique aurait drôlement simplifié les choses, en fait. A mettre en place ?

2.Posté par Abdelmajid le 20/03/2014 14:44 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
@ dem1973 :

Allez plutôt poster vos commentaires sur les sites du 20 minutes ou du figaro.
Vous aurez un plus grand auras auprès de gens qui pensent comme vous.

Ne vous en déplaise mais " oui " la grande majorité des musulmans(anes) ne suivent pas votre mode.
Le mariage en islam, c'est sacré. C'est une étape très importante dans la vie de tout croyant(ante).
Considéré même comme la moitié de la foi.
Le(la) musulman(ane) ne se mari(e) pas avec n'importe qui. Et jamais avec un ou une incrédule.
Et oui, le premier critère de choix d'un conjoint est sa religiosité. Car si pour vous, c'est la beauté, alors sachez que la beauté est éphémère et qu'elle n'est que très suggestive. Tout comme la fortune qui peut venir tout comme partir. Le mariage en islam est un réel engagement. Et notre compagnon(compagne) de voyage ici-bas a les mêmes aspirations. A savoir oeuvrer pour la vie futur, et rechercher l'amour et l'agrément d'Allah.

Le 1er critère est la religiosité comme vous dites. Car une femme pieuse et un homme pieux seront toujours fidèle l'un envers l'autre (car il y a la crainte de la désobéissance aux ordres du Très-Haut), ils protègeront ensemble leur foyer, éduqueront leurs enfants dans la crainte et l'amour de Dieu. ils se complètent et s'aiment en Allah. Un corps saint, avec un esprit saint, et une vie saine.

Ce que vous nous reprochez en fait, s'est d'être heureux. Alors que vous vous ne l'êtes pas ?
Vous aimeriez que l'on soit comme vous. Aigri, malheureux, postant des commentaire...  

3.Posté par dem1973 le 20/03/2014 20:36 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
'zêtes bourré d'apriori, Abdel (permettez que je vous appelle Abdel).
Réfutez mes points de vue un à un plutôt que d'imaginer ce que je suis : ça vous évitera les jugements ad hominem et l'échange n'en sera que plus constructif. Et n'essayez pas de me vendre quelque chose, je n'ai besoin de rien ! LOL

Je ne suis pas super motivé pour la lecture de votre référence après avoir lu ceci, mais bon, je veux bien faire un effort, j'achète (on en trouve à 0,01€) : http://tinyurl.com/q36dc2u

Je vous conseille une lecture, moi aussi : Les identités meurtrières, d'Amine Maalouf. Vous allez adorer, j'en suis sûr, à moins que vous ne l'ayez déjà lu : relisez-le, il est rafraîchissant.
Bien à vous.

4.Posté par François CARMIGNOLA le 09/09/2016 07:27 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
Il est fait allusion dans l'article à la croyance en un complot ("Ils sont très nombreux à adhérer à l'idée d'une espèce de complot islamiste, dont le foulard serait la partie émergée. ").

La constance surveillée et régulièrement signalée, de l'activité de l'organisation des frères musulmans, à la fois financée (Qatar) et dénoncée (Emirats, Egypte) donne corps à ce complot, d'ailleurs revendiqué par les intéressés. En pointe dans la défense des signes extérieurs de religiosité, elle a pour objet apparemment à installer en Europe des communautés séparées du reste des nations, et d'y instaurer les lois recommandées par ce qui n'est donc pas tout à fait à une religion au sens traditionnel.

Il est parfaitement vrai qu'une partie de l'"élite française" adopte progressivement ce point de vue et considère comme marqueur de cette lutte là l'emploi du mot "islamophobie" et la défense du port du voile.
Si l'on peut parler d'élite musulmane (en France et aussi en Europe), il faut qu'elle comprenne qu'il est possible que si elle s'engage dans cette lutte idéologique là, il est possible qu'elle la perde, au détriment de son intégration et de celle de ses enfants.


SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !