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Livres

Le voyage soufi d’Isabelle Eberhardt

Rédigé par Jean-René Huleu et Marie-Odile Delacour | Vendredi 4 Juillet 2008 à 00:00

           


L’errant est celui qui circule sur la terre pour y puiser

des sujets de méditation et, par ce moyen, s’approche

d’ Allah, suivant un goût d’isolement

qui naît de son penchant même pour la société

Ibn Arabi   (Futûhât )




“J’écris comme j’aime....” disait Isabelle Eberhardt (Genève 1877/ Aïn-Sefra 1904) et plus de cent ans après sa mort, ceux qui lisent les récits de son errance saharienne peuvent ressentir encore l’émotion qui accompagnait sa quête d’absolu. Charme particulier qui trouve sa source dans cette exigence d’une écriture du cœur pour dépeindre les personnages et les paysages de sa vie nomade, brutalement interrompue dans la crue d’un oued, à l’age de 27 ans.


Première européenne à vivre l'islam à travers le soufisme au Maghreb, et à en témoigner dans ses écrits, ce n’est pas la moindre des singularités de cette étrange jeune femme, qui vivait au Sahara sous le nom masculin de Mahmoud Saâdi.

Depuis un siècle, de génération en génération, son œuvre n’a cessé d’être redécouverte et republiée. Une nouvelle édition commémorait en 2004 le centenaire de sa disparition*.  Récits de vies, ses nouvelles ou ses notes de route permettent d’imaginer ce que fut le périple bref et intense qui l’amena très vite à rejoindre les soufis des zaouïa du Sud. Isabelle Eberhardt répond dans ses écrits, à sa manière libre et fervente, aux interrogations de notre temps. Au début d’un siècle déjà dominé par la matière, elle avait choisi résolument l’Esprit. 



Isabelle Eberhardt fut en fait la première soufi européenne, une trentaine d’années avant que les écrits de René Guénon viennent susciter en France un mouvement vers la mystique de l’islam. Mais cela, les derniers biographes d’Isabelle Eberhardt l’ont sous-estimé et le public la connaît surtout pour son personnage de baroudeur du désert: femme transgressive travestie en cavalier arabe.

 
Ses textes, au contraire, soulignent à maintes reprises la radicalité de sa démarche. Son voyage sans retour vers ce qu’elle nomme le “vieil islam” n’est autre que la recherche du soufisme maintenu dans sa pureté originelle.

 
Notre travail sur son œuvre, depuis 20 ans, notre chemin personnel (avec la reconstitution de son parcours, sur le terrain en Algérie, en Tunisie et au Maroc au cours de nombreux séjours), nous font mieux comprendre maintenant la profondeur de sa quête de zaouiya en zaouiya, jusqu’à ses silences (limite du littéraire) sur le plus intime de sa pratique: ses rapports de murid  , d’initiée, avec les marabouts du Sud.

 
Nous pouvons en reconstituer les étapes comme autant de “makam” sur la voie d’une réalisation, survenue avant sa mort précoce dans la crue de l’oued Sefra, le 21 octobre 1904. Elle avait 27 ans. Ses écrits (journal, notes de route, correspondance, nouvelles) nous permettent de suivre l’itinéraire spirituel qui ne cesse jamais de canaliser sa vie aventureuse.

 
Isabelle Eberhardt a capté très tôt les vibrations des maîtres spirituels; dès son arrivée à Annaba en 1897, ils inspirent l’une de ses premières nouvelles, “Les Oulemas”, où elle se met en scène :

 
“... Pendant longtemps j’allais à la mosquée en dilettante, presque impie, en esthète avide de sensations... Et pourtant dès les commencements extrêmes de ma vie arabe, la splendeur incomparable du Dieu de l’Islam m’éblouit...

 
Un soir d’été en entendant la voix du mueddin “ ...  je sentis une exaltation sans nom emporter mon âme vers les régions ignorées de l’extase... Pour la première fois je murmurais avec leur foi inébranlable Allahou Akbar ... j’allais me prosterner dans la poussière... Je n’étais plus seul en face de la splendeur triste des mondes.”

 
Texte d’adhésion suivi de beaucoups d’autres:

 
“... Sans religion fille du hasard et élevée au milieu de l’incrédulité et du malheur, je n’attribue au fond de mon âme le peu de bonheur qui m’est échu qu’à la clémence d’Allah et tous mes malheurs à ce Mektoub  mystérieux contre quoi il est parfaitement inutile et si insensé de s’insurger...”.

 
Elle rencontrera son premier cheikh (maître spirituel), au cœur des dunes de l’ouadi Souf, (Sud-Est algérien) et en reçoit le wird  en entrant dans la puissante confrérie Qadria.

 
Plus tard, loin du dar el islam , en “exil” à Marseille (pour cause de “trouble à l’ordre public dans les territoires du sud”) apparait la “question maraboutique ... qui commence à germer dans mon âme...”.  Elle écrit, entre autres, dans son “Journalier”: “Nous sommes les serviteurs de Djilani  (abd el Qader Djilani de Bagdad) et nous nous devons à lui... Il ne suffit pas de dire et même d’être convaincu que Dieu est Dieu et   Mohamed son prophète.  Cela ne suffit nullement pour être un musulman. Il faut que celui qui se dit musulman se donne, corps et âme, et à jamais, jusqu’au martyre, au besoin, à l’islam, que ce dernier pénètre l’âme du croyant, anime chacun de ses actes, chacune de ses paroles. Sans cela, toutes les pratiques mystiques ne servent à rien.

 
Dieu est beauté. En ce mot se résume tout: le Bien, la Vérité, la Sincérité, la Pitié... Avec cette foi-là, animé de cet esprit, l’homme devient fort... Il acquiert une force qui aux yeux du vulgaire devient surnaturelle... il devient marabout.”.

 

 
Ce choix, pour une jeune occidentale, de rejoindre les musulmans et parmi eux les plus inspirés, les mystiques soufis, reste aussi dérangeant aujourdhui qu’à l’époque coloniale. Dans ce désir d’islam, demeure, cent ans après, toute la charge subversive du voyage soufi d’Isabelle Eberhardt qui conserve à son œuvre sa modernité.

 



* "Le voyage soufi d'Isabelle Eberhardt", essai, M-O.D et J-R.H, éditions Joelle Losfeld.

*Editions du centenaire : Isabelle Eberhardt. “Journaliers”, “Au Pays des sables”, “Sud Oranais”, “Amours nomades”, chez Joelle Losfeld, collection semi-poche “Arcanes”







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