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Société

L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida

Réislamisation, modernisation, radicalisations

Rédigé par La Rédaction | Samedi 19 Novembre 2005 à 12:49

           

L’ouvrage met d’abord en évidence une distinction essentielle entre un phénomène essentiellement identitaire, le regain de la popularité du « parler musulman », et les mille et une façons qu’ont ses adeptes d’utiliser en politique, comme en société, ce lexique « réhabilité » Sur l’origine de ce regain de fortune du référentiel islamique en politique, nous avons proposé depuis longtemps des hypothèses dont rien ne nous in-cite aujourd’hui à nous départir. Le retour en grâce du lexique de la culture musulmane « héritée » nous est apparu comme le corollaire, sur le terrain culturel et symbolique, de la vieille dynamique de « remise à distance » de l’Occident colonisateur. Dans le contexte puis dans le prolongement de l’expansion coloniale des XIXe et XXe siècles, pour contrer la place prise irrésistiblement par le discours et les catégories d’une culture coloniale à la fois importée et largement imposée, une génération a éprouvé le besoin de restaurer la visibilité et la centralité des codes de la culture musulmane héri-tée (chapitre 1).



L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida
Pour replacer la mobilisation islamiste dans des contextes qui, en un siècle, ont beaucoup évolué, ce livre propose de dissocier les trois grandes séquences (présence coloniale, indépendances, 1990 à nos jours) de son déploiement (chapitre 2). Pour comprendre la diversité de ses expressions, il explore les tensions entre les spécificités nationales et les phénomènes de transnationalisation (chapitres 3 à 5). Le chapitre 6 s’emploie à démonter plus précisément les ressorts de la radicalisation à l’origine de l’émergence d’Al-Qaida, en distinguant soigneusement les dimensions « sectaire » (la criminalisation de l’appartenance de l’autre) et « politique » (qui peut procéder d’une simple contre-violence). Le chapitre 7 examine les trajectoires de quatre hommes par-mi les plus emblématiques de cette mouvance radicale, de l’idéologue Sayyid Qutb à l’exécutant pilote du 11 septembre, Mohamed Atta.
Pour tenter de comprendre pourquoi l’émotion tend souvent à priver l’analyse de sa nécessaire rationalité, le chapitre 8 rappelle que les obstacles que doit surmonter la lecture du phénomène islamiste ne sont pas seulement liés aux peurs et aux malenten-dus hérités du passé colonial occidental. Ces peurs sont également « exploitées » très volontairement aujourd’hui par tous ceux qui ont intérêt à discréditer les résistances exprimées avec le lexique islamiste. Dans le chapitre 9, enfin, on passe en revue les contradictions de l’unilatéralisme de la « riposte » occidentale consécutive au 11 septembre : les effets contre-productifs du tout sécuritaire d’une part, les illusions « éducatives » d’autre part, ces deux volets masquant la difficulté de donner une ré-ponse politique dont la caractéristique est qu’elle devrait reconnaître le caractère par-tagé des torts et des responsabilités attribués trop unilatéralement à l’« islamisme radi-cal »
Les démocraties et autres défenseurs « de la liberté » ou « de la tolérance », nous explique-t-on depuis le 11 septembre 2001, sont confrontés à la menace « terroriste » de l’« intégrisme » musulman. Est-ce pourtant bien de cela qu’il s’agit ? Ces pages entendent inviter à interroger les fondements politiques et idéologiques de ce quasi-unanimisme mondial de la « guerre globale contre la terreur ». Et à prendre la mesure des conséquences désastreuses que ses adeptes zélés sont en train d’engendrer : l’extension et la radicalisation de cette révolte qu’ils nous disent avoir la prétention d’« éradiquer ». L’hypothèse centrale de ce livre est que, à y bien regarder, la rébellion d’Al-Qaida est moins religieuse que politique et que l’« islamisme radical » recèle in-finiment moins de fondamentalisme religieux, de sectarisme et d’obscurantisme que de défense, pas toujours illégitime, d’intérêts plus trivialement politiques, ou économi-ques, inextricablement imbriqués dans de très banales affirmations identitaires. Nous entendons également établir que le décryptage des mécanismes de la radicalisation islamiste ne saurait se lire loin du miroir du comportement de l’environnement occi-dental, où des composantes sectaires tout aussi condamnables participent de bon nom-bre de mobilisations politiques.

Que veulent les islamistes ?

L’agenda des islamistes n’est pas si hermétique ou incohérent que cela. Ils enten-dent certes affirmer leur « droit à parler musulman », et c’est de là que naît une part de leur difficulté à se faire entendre. Mais, pour l’essentiel, derrière le voile de la rhétori-que religieuse, ce sont des droits très universels dont ils réclament le plus souvent, en économie ou en politique, localement ou mondialement, la reconnaissance. Et c’est peut-être bien de là que vient la véritable difficulté de l’Occident à les entendre.

Une mobilisation transsociale

Les islamistes ne sont pas seulement des pauvres « oubliés de la croissance ». Ils ne sont pas davantage des « riches » enivrés de l’argent gaspillé du pétrole, ni des « jeu-nes » (produits d’une démographie… incontrôlée), ni des « bourgeois pieux », ni des « intellectuels », ni seulement des « civils », des « militaires », des « hommes » (ma-chistes) ou des « femmes » (aliénées). Ils sont tout cela à la fois, dans une diversité comparable à celle d’acteurs d’autres mobilisations nées en réaction à une forme ou à une autre de domination.

Al-Qaida, fille des dénis de la représentation politique

La naissance d’Al-Qaida a signalé avant tout le désaveu cinglant réservé par les nantis de la politique de ce monde aux stratégies légalistes de contestation de leur hé-gémonie politique. Trois grands « dénis de représentation », pour l’essentiel, sont à l’origine de la radicalisation et de la transnationalisation de la révolte qui a gagné au début des années 1990 une partie des rangs islamistes.
La génération montante des oppositions aux ordres étatiques arabes a pris d’abord la mesure année après année de l’étanchéité du verrouillage de la formule politique qui s’est substituée un peu partout aux promesses fugitives de « transition démocratique ».
Le deuxième « échec du politique » est de même nature, mais au plan régional : il résulte de l’exacerbation du conflit israélo-arabe, plus « asymétrique » que jamais, et de l’état d’abandon dans lequel se retrouvent, dès que se referme l’impasse des accords d’Oslo de 1993, les espoirs du camp palestinien.
Le troisième dysfonctionnement politique est mondial : l’effondrement de l’URSS, en mettant fin à la division du « camp occidental », a fait disparaître une forme de ré-gulation essentielle des appétits de Washington, dont la politique étrangère va désor-mais s’organiser autour d’un interventionnisme de plus en plus unilatéral
La corrélation de ces trois niveaux de négation du politique – national, régional et mondial – va progressivement creuser le fossé du malentendu entre, d’une part, les millions de citoyens qui dans toute une région du monde, s’en estiment les victimes et, d’autre part, la coalition de ceux qui, au niveau mondial, régional ou dans les diffé-rents ordres nationaux, en sont les bénéficiaires : l’administration américaine et ses alliés idéologiques néoconservateurs, l’État hébreu ensuite, largement soutenu par son opinion publique et ses puissantes capacités de communication, les élites gouvernantes arabes enfin, démunies pour leur part de tout support populaire. C’est en quelque sorte cet échec généralisé de la régulation politique des tensions du monde qui ouvre au dé-but de la décennie 1990 la boîte de Pandore de la radicalisation islamiste. La rébellion d’Al-Qaida, enfant monstrueux des injustices du monde, peut être considérée comme l’une de ses principales expressions.
[…] Pour des millions de citoyens du monde musulman (et pas seulement pour eux), le mirage d’un « nouvel ordre » mondial universaliste, désintéressé et pacifique, cède irrésistiblement le pas à la réalité du soutien qu’une superpuissance arrogante et de plus en plus manifestement autiste apporte par tous les moyens, y compris militai-res, à un seul camp, dont les acteurs sont faciles à identifier. Ce sont d’abord les por-teurs de ses propres intérêts financiers et de sa vision idéologique étroite, c’est-à-dire, respectivement, une petite caste militaro-industrielle étroitement liée au pouvoir et un électorat chrétien et juif très organisé ; ce sont ensuite les acteurs étatiques régionaux qui l’aident à les défendre : Israël d’une part, les régimes autoritaires arabes d’autre part.

Sayyid Qutb est-il le père d’Al-Qaida ?

La théologie de guerre, élaborée par Qutb et laissée en héritage à Abdessalam Faraj, puis à Aïman al-Dhawahiri, Ben Laden et la dernière génération des « jihadistes », participe bien évidemment de la compréhension de leur génération. Encore faut-il lui poser les bonnes questions ; ne pas confondre effets et causes, référentiel idéologique et programme politique, exemplarité de la trajectoire de Qutb et « paternité » ou a for-tiori « causalité » de la radicalisation islamiste.
[…] La violence qui a nourri la pensée de Qutb est pour l’essentiel la même que celle qui a nourri, vingt ans plus tard, la radicalisation de Ben Laden ou, trente ans plus tard, celle de Mohamed Atta. L’histoire réelle laisse peu de place à la thèse d’un repli purement sectaire qui aurait « corrompu » des esprits sains, par les seules vertus néfas-tes d’Internet, placé au cœur de toutes les explications et honoré lui aussi de toutes les responsabilités qu’il ne porte pas. Si les descendants de Qutb trouvent attirantes les catégories de sa « théologie de la libération », c’est avant tout parce qu’ils sont confrontés aux mêmes dénis de représentation et aux mêmes dysfonctionnements poli-tiques nationaux et régionaux que ceux qui ont poussé Qutb à se couper de son monde.
Qutb et ses héritiers se sont dressés contre ce qu’ils ont perçu comme l’alliance en-tre des puissances étrangères à la fois dominatrices et cyniques, discréditées dans leurs valeurs, ayant réussi à soumettre des élites autochtones elles-mêmes manipulatrices et dictatoriales. La répression, assortie de tortures, la manipulation et le refus de la politi-que au profit de la violence par les acteurs étatiques nationaux et étrangers de l’actualité moyenne-orientale sont déjà au cœur de cette recette de la radicalisation sectaire et politique. La « torture inhumaine » y tient une place centrale, cette torture subie par Qutb comme par al-Dhawahiri et côtoyée par Ben Laden et Atta – cette tor-ture même que les États-Unis sous-traitent cyniquement jusqu’à aujourd’hui à leurs « fidèles alliés » égyptiens.

L’islamiste radical et l’ambassadeur de France

Oussama Ben Laden, l’« islamiste radical saoudien », est-il le seul à formuler le dia-gnostic accablant – qui fonde sa révolte – de soumission du royaume saoudien aux intérêts financiers de l’administration américaine ? Rien n’est moins sûr. Avant même que Ben Laden n’ait formulé son terrible réquisitoire, un ambassadeur français en poste durant plusieurs années dans la capitale du royaume saoudien était arrivé à une conclusion parfaitement identique. Il l’avait formulée il est vrai en des termes moins théologiques : concluant une impitoyable description des ressorts de la relation entre les États-Unis et le royaume saoudien, il avait comparé celle-ci (« tu payes et je te pro-tège ») à celle qui unit… un souteneur et une prostituée.

Radicalisation sectaire et contre-violence politique

Il n’est pas question de nier ou de sous-estimer le fait que la dérive du repli com-munautariste (seule mon appartenance, culturelle ou religieuse, peut produire du « bien », de l’« universel ») soit présente dans certains compartiments du paysage islamiste. Il reste toutefois à pondérer à la fois l’étendue relative de ce repli et le degré de sa spécificité « musulmane ».
La pire façon d’entretenir la vigilance antisectaire serait de laisser ses gardiens sup-posés la priver de son assise universelle, de laisser s’instaurer le sentiment que l’émoi humaniste est réservé désormais aux uns plus qu’aux autres, et que les principes qui fondent les nations, et le monde, ont de ce fait une géométrie à deux vitesses. La vigi-lance antisectaire ne saurait être détournée de sa fonction et dévoyée au service d’objectifs politiciens sectoriels ou des ambitions territoriales d’un camp ou d’une tri-bu au détriment de ceux de tous.

Les Frères musulmans et la modernisation

Il existe plusieurs façons de lire, et de faire parler les textes des idéologues d’Al-Qaida. L’intérêt caché mais néanmoins essentiel de La Récolte amère (1988), où le numéro deux d’Al-Qaida Aïman al-Dhawahiri fait le bilan critique de soixante années d’expérience des Frères musulmans, est de montrer l’importance de la rupture moder-nisatrice opérée, n’en déplaise à leurs contempteurs automatiques, par les disciples d’Hassan al-Banna. En acceptant les règles du parlementarisme, les Frères ont en effet clairement rompu avec la lecture littérale de la pensée politique islamique classique, dont ils ont été de ce fait, dans le monde musulman, les principaux artisans de la mo-dernisation « endogène ».
Ce ne sont pas leurs plaidoyers, ou ceux de leurs avocats, qui démontrent l’importance de cette rupture avec la lecture littéraliste du dogme musulman : c’est à l’inverse la violence des critiques des Qutbistes et celle, toute particulière d’Aïman al-Dhawahiri contre le bilan de l’action des disciples d’Hassan al-Banna depuis leur créa-tion en 1928.


Les Frères au révélateur de l’histoire du Yémen

Lorsque la pensée des Frères musulmans a été, comme en Égypte au début du XXe siècle, précédée par l’irruption de la modernisation politique, ils se sont effective-ment efforcés de l’« islamiser », prônant la réintégration de la référence islamique dans l’univers du constitutionnalisme moderne. C’est ce qui incitera certains observateurs, qui confondent la forme et le fond, à penser qu’ils ont été les artisans du rejet de cette modernisation. Le terrain yéménite fournit une éclatante preuve que l’histoire est à tout le moins singulièrement plus complexe : lorsque ces mêmes Frères musulmans égyptiens, au sortir de leur propre confrontation avec la modernisation politique « im-portée », vont se retrouver au Yémen face à un système politique vierge de toute in-fluence étrangère, ils vont se faire les artisans de la légitimation de cette modernisation et non point ceux de son rejet.

Le « retour » des soufis en politique

À l’époque où les confréries résistaient à la pénétration coloniale, ce sont elles qui représentaient alors aux yeux de l’Occident, on l’a parfois oublié, le « péril islami-que ». Leur rôle aujourd’hui n’est plus aussi systématiquement « apolitique » que le regard occidental aime encore parfois le penser. Et, sans pour autant adopter les caté-gories de la pensée salafie, ou se priver de leurs anciennes exigences mystiques, elles ne sont pas en reste dans l’exigence d’application de la loi musulmane et demeurent de moins en moins passives face aux manifestations de l’hégémonie étrangère.

La tentation essentialiste occidentale

Pour le regard occidental, l’islamité du lexique des activistes tchétchènes, libanais, palestiniens ou irakiens borne encore souvent l’explication de leur résistance ou de leur opposition. Plus faible est l’ancrage de l’observateur dans la complexité sociolo-gique et politique du terrain « islamiste », plus forte est sa propension à ne prendre appui que sur ce qu’il connaît, ou croit connaître, à savoir le dogme, la terminologie (jihâd, fitna, takfir, salafi, etc.) et les tendances essentialisées de l’histoire longue des acteurs, optant ainsi pour le confort d’une explication culturaliste globalisante.

Cultures différentes, valeurs communes

L’Amérique du Nord et l’Europe sont-ils « deux pays, qui, traditionnellement, his-toriquement, partagent les mêmes valeurs et ont donc vocation à mener les mêmes combats ? », comme l’affirmait le président Jacques Chirac, au cours d’une conférence de presse tenue à Londres le 18 novembre 2004 avec le Premier ministre Tony Blair ? Sans doute. Quid toutefois des autres continents ? Ne partagent-ils donc aucune de nos valeurs ? Et est-ce donc contre eux, Africains et autres Asiatiques, qu’Europe et Amé-rique devront mener ces « combats » communs à venir ?
Pourtant, musulmans et non-musulmans éprouvent en réalité une même difficulté à établir une distinction essentielle : comme Atatürk (pour qui la modernité ne pouvait s’acquérir qu’en portant une casquette à visière identique à celle des Européens), ils confondent l’appareillage symbolique (emprunté à l’histoire, la religion ou la culture) qui donne aux valeurs (de justice sociale, d’égalité entre individus, etc.) la saveur « endogène » qui les rend légitimes aux yeux de chaque communauté, ethnique, natio-nale ou religieuse, avec l’enjeu pratique, universel, de la référence à ces « valeurs ». Ils pensent donc ainsi que l’usage de lexiques différents implique l’adoption de valeurs qui le sont tout autant.
Or, pour l’essentiel, il n’en est rien. Les valeurs humanistes ne peuvent être au-jourd’hui corrélées à aucune culture particulière. Lorsque la situation à laquelle doit faire face la communauté internationale s’appelle torture, ou lorsqu’elle s’appelle fa-mine et maladie, ou encore privation de liberté, autoritarisme politique, violence aveu-gle, intolérance, tous « combats » que la France et les États-Unis ont sans doute à cœur de mener « en commun », la diversité culturelle qui identifie le camp « de l’Amérique et de la France » n’a plus cours.

Les replis du voile islamique

Les Algéroises qui refusaient, lorsque la France s’étendait « de Dunkerque à Ta-manrasset », de suivre les injonctions de l’épouse du général Massu de « se libérer de leur voile », évoluaient à l’évidence dans un contexte différent de celui dans lequel, en 1974, la Tunisienne Hind Chelbi s’est (re) voilée à la face du modernisateur Bourgui-ba.
Leur motivation était différente mais néanmoins comparable à celle qui a conduit, en 2003, une journaliste d’Al-Jazira à les « rejoindre ». À l’heure de la mondialisation, Khadija Ben Ganna avait non seulement suivi de près le débat français sur l’interdiction du port du voile mais, quelques mois plus tôt, l’expulsion de l’école française de Doha (où étudient ses enfants) d’une élève qui avait refusé de s’y soumet-tre. Trente ans après Hind Chelbi, la décolonisation est certes achevée. Mais l’heure est à une global war on terror où les marqueurs identitaires de l’islam, identifiés un temps par les élites modernisatrices musulmanes à ceux du sous-développement, sont, comme au temps des luttes indépendantistes, corrélés à nouveau à la violence terro-riste. La pression ne s’exerce plus toutefois par les mêmes vecteurs. Ce n’est plus l’épouse du général Massu qui se préoccupe de la modernisation de la « Française mu-sulmane ». D’autres « modernisateurs » ou d’autres « modernisatrices », armés ici de leur crainte de la contestation politique et là de leur interprétation très restrictive de la laïcité, ont pris le relais. Tous et toutes partagent néanmoins une très identique ambi-tion : celle de lui faire abandonner son couvre-chef… « islamique ».

Des intellectuels négatifs aux native informants écrans

Quiconque, en Occident, veut se faire une idée rationnelle de l’islamisme doit sur-monter deux obstacles. Le premier est constitué de l’accumulation des peurs incons-cientes, « héritées », à l’égard de ce vieux voisin-ennemi musulman à qui, dans l’alchimie de notre construction identitaire, revient le rôle essentiel de nous dire qui nous sommes. Le second, plus trivial mais non moins efficace, est celui des stratégies délibérées de tous ceux qui, en Occident ou dans le monde musulman, ont des raisons de se sentir menacés dans leurs privilèges du moment et intérêt à instrumentaliser ces peurs plus qu’à les combattre.
Pierre Bourdieu, pour mettre à nu les ressorts de la désinformation sévissant sur la guerre civile algérienne, a magnifiquement déconstruit le (dys)fonctionnement de cette catégorie de médiateurs à ambition scientifique en créant à leur intention, en 1998, la catégorie d’« intellectuel négatif ». Leurs meilleurs alliés sont sans doute les native informants (« informateurs autochtones »).
Fort heureusement, l’histoire de la Révolution française n’a pas été écrite sur la base des seules mémoires des aristocrates « émigrés ». En eut-il été ainsi que, malgré la va-leur de leur témoignage, l’exégèse des fruits politiques de la « terreur » nationale en eut été différente, privant des générations de modernisateurs du privilège de déceler les rayons des Lumières sous les flots du sang des élites royalistes déchues. En matière de révolution ou simplement de dynamique mettant en scène des acteurs « islamiques » (quand bien même seraient-elles singulièrement moins violentes que la Révolution républicaine française), aucune précaution de ce type ne semble prévaloir. L’un des procédés les plus efficaces pour brouiller toute perception lucide de l’argumentaire politique des islamistes consiste ainsi à ne confier son analyse ou même son exposé qu’à leurs plus farouches adversaires. C’est ce que font souvent les médias occiden-taux, en recrutant, dans le camp de l’« Autre » musulman, tous ceux qui, pour des rai-sons variables – qui peuvent être parfois parfaitement légitimes –, sont disposés à conforter peurs et fantasmes. Opposants hautement respectables… ou marionnettes fabriquées pour la circonstance, tous n’ont pas les mêmes motifs. Mais tous – et sur-tout toutes – ont la même redoutable efficacité.
L’épisode Ahmed Chalabi (le leader en exil d’un groupuscule d’opposition irakien, conseiller du président Bush lors de la campagne contre Bagdad à partir de 2001) et la façon dont l’administration américaine dit s’être laissée, sans trop protester il est vrai, bercer par les conseils trompeurs de ce native informant ont-ils suffi à révéler le dan-ger de ne prendre appui, pour construire notre connaissance du monde, que sur ceux qui confortent nos certitudes ? On peut malheureusement en douter : ONG incertaines ou associations fantoches artificiellement grossies par les médias pour leur seul talent à cautionner de l’intérieur la critique de celui « qui ne veut pas boire son verre comme les autres » poursuivent leur trompeuse mission d’« information ».

Enfermer l’autre dans le religieux

Pour pouvoir « légitimement » ignorer les revendications profanes et parfois les plus légitimes, il suffit de criminaliser l’exotisme du vocabulaire employé pour les ex-primer. Les revendications « islamistes » se retrouvent ainsi confinées dans une sorte de « hors-jeu » du politique, interdisant non seulement leur prise en considération mais, le plus souvent, la reconnaissance même de leur existence.
[…] Le résultat est que le lecteur citoyen confronté à sa peur légitime d’Al-Qaida a peu de chances de prendre conscience que le jihâd de ses « agresseurs » a peut-être bien son équivalent dans le penchant avéré de George Bush, et de tous ceux qui ne s’opposent pas à ses entreprises, pour les raccourcis du hard power ; ou que leur étrange takfir a peut-être lui aussi des adeptes parmi les concepteurs de la « guantana-misation » des prisonniers de guerre. Il n’est pas question qu’il puisse non plus imagi-ner un instant que cette oumma des barbares puisse avoir quelque chose de commun avec n’importe laquelle des appartenances collectives auxquelles, de par le monde, un individu normalement constitué pourrait avoir légitimement envie de s’identifier.

Changer l’autre pour ne pas avoir à changer soi !

La rhétorique américaine du « Grand Moyen-Orient », même si elle évoque de fa-çon récurrente la nécessité d’une solution pacifique du conflit israélo-palestinien, se garde le plus souvent d’identifier deux catégories de réformes qui sont pourtant sans doute les plus urgentes. La première est celle des dispositifs institutionnels régissant l’ordre mondial, c’est-à-dire l’unilatéralisme américain et l’impuissance dans laquelle il cantonne l’ONU, tout particulièrement dans le conflit israélo-arabe. La seconde est celle des régimes, notamment arabes, qui, en échange du blanc-seing qui leur est ac-cordé en matière de gouvernance non démocratique, ont pris le parti prudent de se soumettre à cet « ordre ».
À ceux qui résistent ou à ceux qui s’opposent, il est en revanche demandé, avec beaucoup plus d’insistance, de s’« ouvrir » au monde, de « dialoguer » et/ou de « changer ». Dans cette logique, « Êtes-vous certains de ne pas vouloir dialoguer avec ma civilisation » veut dire « Êtes-vous certains de ne pas vouloir composer avec mon système ? », ou « Êtes-vous vraiment déterminés à en contester le déséquilibre ? » « Ne voulez-vous pas vous démocratiser ? » doit se traduire : « Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir changer ce régime qui m’est si hostile pour, au nom de la démocratie, en promouvoir un qui le serait moins ? » C’est bien à l’Autre, et rarement à eux-mêmes ou à leurs alliés domestiqués, que sont vantées par les maîtres de la global war on ter-ror les exigences de la réforme politique.
Dans la rhétorique du changement « démocratique », ce sont donc des « travers » des opposants et autres résistants et d’eux seuls dont il est question. C’est leur éduca-tion et leur culture, dangereusement « islamiques », c’est-à-dire « indociles », qu’il convient de réformer. Ce qui ne doit en revanche surtout pas « changer », ce qu’il faut précieusement conserver à tout prix, c’est le rapport de forces qui permet à l’hégémonie des nantis de la politique, petits et grands, de perdurer. Le monde (de l’Autre) persiste-t-il à protester de plus en plus fort devant l’unilatéralisme de ce trai-tement ? On vous l’avait bien dit ! C’est donc qu’il y a urgence : il faut le « changer ».
[…] Remettre le phénomène Ben Laden « à sa place » ne consiste donc pas, comme le font nombre d’acteurs, notamment musulmans, à ne voir dans l’iceberg de la contestation mondiale que sa partie émergée, en le réduisant à un phénomène canton-né aux terroirs (notamment le courant salafi) où la modernisation politique n’aurait pas encore répandu ses lumières. Le double danger de cette posture – à laquelle les plai-doyers des « défenseurs de l’islam » sont souvent tentés de céder – est de minimiser l’ampleur des dénis de représentation qui nourrissent la radicalisation, et de laisser ac-croire qu’un cocktail de politiques éducatives suffirait à la faire rentrer dans les rangs de l’ordre mondial et de la modernité politique. Les adeptes des groupes radicaux ne représentent certes qu’une infime minorité dans le monde musulman, mais le nombre de ceux qui refusent de criminaliser leur action comme le font George W. Bush et To-ny Blair est bien plus grand. Et les pratiques des concepteurs de la global war on ter-ror, dans ses versions américano-irakienne ou européennes, ne permettront pas de le faire décroître, bien au contraire.

François Burgat , politologue, est directeur de recherches au CNRS (IREMAM, Aix-en-Provence). Il est notamment l’auteur de L’Islamisme au Maghreb : la voix du Sud (Karthala, Paris, 1988 ; Payot, Paris, 1995) et de L’Islamisme en face (La Décou-verte, Paris, 1995 ; édition de poche actualisée : La Découverte, Paris, 2002).
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L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida
Réislamisation, modernisation, radicalisations

240 pages, 15 €
Mise en vente : 27 octobre 2005

Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris
www.editionsladecouverte.fr




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