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Points de vue

Éva de Vitray-Meyerovitch, lectrice de Muhammad Iqbal : l’islam en mouvement

Par Marie-Odile Delacour*

Rédigé par Marie-Odile Delacour | Lundi 30 Avril 2012 à 15:30

           

En découvrant la pensée de Muhammad Iqbal, sur la recommandation d’un ami pakistanais, Éva de Vitray-Meyerovitch (1909-1999), docteur en philosophie, administratrice puis chercheuse au CNRS, a choisi la voie de l’islam et du soufisme. En retour, grâce à ses écrits et à ses traductions, elle permet aux lecteurs francophones d’approcher la pensée de ce visionnaire.



Muhammad Iqbal, philosophe, poète et, a-t-on dit, « visionnaire », sans doute parce que sa réflexion, dès 1930, a contribué à la création du Pakistan en 1947.

Son ouvrage intitulé La Reconstruction de la pensée religieuse en islam interroge des philosophes occidentaux comme Nietzsche, Bergson, Heidegger, analyse la multiplicité des courants de pensée ou d’interprétation qui traversent l’islam aujourd’hui, entre tradition et modernité, rigueur et tolérance, fondamentalisme et extrémisme, fatalisme et responsabilité. Il invitait dès avant la Seconde Guerre mondiale les musulmans du monde entier à « repenser le système de l’islam tout entier sans rompre avec le passé ».

Et c’est aussi en lisant et en traduisant Iqbal du persan et de l’anglais en français qu’Éva de Vitray-Meyerovitch a découvert Rûmî, puis a traduit pendant une dizaine d’années son Mathnawi avec le professeur iranien Mortazavi.

Pour Souleymane Bachir Diagne, philosophe d’origine sénégalaise, enseignant en philosophie à l’université de Columbia, à New York, et commentateur d’Iqbal : « Il s’agit là d’un soufisme de la réalisation de soi dans l’acquisition par l’homme des attributs divins. »

Universalisme, action, éthique, tolérance, ouverture, autonomie de la personne, rôle initiatique de l’ijtihâd… Ces thèmes ont nourri la pensée d’Éva de Vitray-Meyerovitch. Elle en témoigne dans son œuvre, qui a mis à la disposition des francophones ces trésors de connaissance, de Rûmî à Muhammad Iqbal : la beauté de l’islam en mouvement.

Pour elle, un chemin de traverse s'est ouvert, puis pour tous ses lecteurs, partant du XXe siècle en France, passant par le Pendjab sous domination anglaise, terre natale d’Iqbal imprégnée de soufisme, puis par Konya et la Turquie du XIIIe siècle, où vécut Rûmî. S’ouvrait ainsi, grâce au travail courageux d’Éva de Vitray une vision de l'islam qui s'adresse aux consciences des musulmans vivant en Occident aujourd’hui, même si elle a enthousiasmé les esprits des jeunes Indiens du Nord du temps d’Iqbal. Comme le souligne Souleymane Bachir Diagne, Iqbal avait un siècle d'avance sur les problématiques qui se développent aujourd'hui autour de l'islam en Occident.

Dans cette perspective, l'islam est vu comme un atelier de transformation de l'être humain, grâce à sa capacité créatrice, vers l'insan al-kamil, l'homme accompli.

Si l'on observe le chemin de vie d'Éva de Vitray, nourrie de ces pensées, on constate qu'après une carrière d'administratrice du service des sciences humaines du CNRS, puis de chercheuse invitée à enseigner à al-Azhar, au Caire – chose rare pour une femme –, elle passera des années à transmettre des pensées qu’elle estime indispensables à ses contemporains.

Si l'on estime le parcours d'un être humain à ses traces après sa mort, disons qu'elle nous laisse des monuments… Non seulement elle nous transmet des paroles fondamentales mais aussi elle nous enseigne à penser avec elles. Par ses écrits et le témoignage de sa vie, elle transmet aux Occidentaux des clés pour passer la porte de l’islam. Ils peuvent s’y engager sans renier ce que Muhammad Iqbal appelle « leur modernité ».

Éva de Vitray-Meyerovitch, lectrice de Muhammad Iqbal : l’islam en mouvement

L’homme est seul en face de Dieu

Dans le Livre de l'Éternité (1932), de Muhammad Iqbal, souvent qualifié comme « la Divine Comédie » de l’islam, le poète narrateur est guidé vers différentes rencontres, en des lieux symboliques, les planètes du cosmos, par son maître Rûmî. Comme Dante, sur les traces de Virgile. Or on dit aussi que La Divine Comédie s’est inspirée du miraj du Prophète : la traversée des sept cieux, jusqu’au face-à-face avec le Créateur. C’est alors que grâce à Moïse, si l’on peut dire, Dieu a réduit de 50 à 5 le nombre de prières quotidiennes.

Chez Iqbal, comme chez Éva de Vitray, ce voyage vers le face-à-face est le sens même de la prière rituelle que les musulmans sont invités à renouveler cinq fois par jour. À cet instant, ordonné selon les mouvements des astres, l’homme est seul, en face à face avec son Créateur.

De même que la profession de foi se fait à titre individuel, devant témoins, Iqbal se fonde sur cette constatation pour mettre en lumière la responsabilité de l’individu dans l’islam. La communauté lui fournit un appui, mais sa quête est d’abord celle de sa réalisation personnelle. « Il n’y a pas de limite aux progrès de l’homme. Par le pouvoir de son désir et la pureté de ses efforts, de nombreux univers peuvent être révélés à l’homme, mais aussi créés par lui », écrit Iqbal. Et encore : « L’effort est la vie ; l’absence d’effort, la mort… Plonge-toi dans la mer, lutte avec les vagues, car l’immortalité est le prix d’un combat. »

Le lien entre l’individu et la communauté

Pour Iqbal et Éva de Vitray, l’islam doit permettre à l’être de « s’individuer » et non de s’individualiser. S’individualiser, c’est se distinguer par rapport au groupe ; là, s’individuer signifie échapper au déterminisme, assumer sa « force créatrice », devenir Soi. Ce travail de jihâd (le combat, l’effort), qui consiste justement à apprendre à se connaître soi-même, à passer du moi émotionnel au soi et, de là, au Soi, capable d’amour, enfin. Capable de l’Autre, capable de Dieu.

Pour ce faire, l’individu puise son énergie dans la solidarité de la communauté, où, devant Dieu, tous sont égaux. À ce propos, Souleymane Bachir Diagne confiait récemment lors d’une conférence à Paris : « Cette notion d’égalité est centrale et on le ressent particulièrement à La Mecque au moment où les pèlerins, hommes et femmes mélangés, font face à la Ka’ba épaule contre épaule. C’est une expérience fantastique. C’est d’ailleurs la première fois de ma vie que je faisais l’expérience de prier avec – comme si c’était un fait exprès – deux femmes de part et d’autre et devant moi. Le seul endroit où cela pouvait arriver… »

La force créatrice de l’être humain

« Aucune forme de réalité n’est aussi puissante, aussi vivifiante, aussi magnifique que l’esprit de l’homme », dit Iqbal, pour qui, tel qu’il est défini par le Coran, l’homme trouve son essence dans son activité créatrice.

Jean-Paul Sartre exprimait autrement une vision de la responsabilité de l’homme très proche : « L’homme est ce qu’il se fait. » Éva de Vitray ne dit pas autre chose, dans une dimension plus spirituelle : « La croissance de l’individualité est un droit absolu de l’homme et de la femme, et l’immensité du cosmos n’est que le champ d’action où peut se réaliser l’esprit. » C’est exactement le sens du voyage cosmique du Livre de l’Éternité.

C’est ce que Muhammad Iqbal appelle « l’affirmation de l’ego », le sens du devenir individuel. Comme dans le miraj quand, face à Dieu, Muhammad non seulement ne perd pas son individualité, mais, au contraire, va trouver là les moyens de se mettre en action, ce qui fera de lui le dernier des Prophètes… Le modèle parfait.

Remettre l‘islam sur le chemin de l’action

Iqbal s’interroge également sur les effets négatifs du déterminisme, commun chez de nombreux musulmans. Les actions de chacun ne sont nullement déterminées, estime-t-il, au contraire, c’est une loi de la vie, une forme de création permanente.

Le mouvement, pour sortir de la vie contemplative et considérer un islam, un soufisme, pour lui, du témoignage individuel.

Par son action, l’être humain devient ce qu’il a à être, et évolue ainsi vers l’insan al-kamil, l’homme accompli, car, dit Rumi, « chacune de nos actions nous engage et nous amène à franchir plus ou moins facilement la porte d’après la mort ».

L’homme est un projet éthique, pour Iqbal comme pour Éva de Vitray, tous deux inspirés de Rûmî. C’est dans ses actes inspirés par Dieu qu’il s’accomplit . Éva de Vitray cite Blaise Pascal pour exprimer cette pensée : « L’homme dépasse infiniment l’homme. » C’est de nouveau l’homme « capable de Dieu ».

Ce mouvement au cœur de l’islam lui donne, en théorie, une force d’adaptation, une capacité d’évolution constante car « tel est le mouvement créatif, telle est la place de la Vie », dit Iqbal. Hélas, il regrette avec justesse que les sociologies soient tellement en retard sur le Texte sacré…





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