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Points de vue

De l’aliénation à la réappropriation culturelle

Rédigé par Youcef Girard | Lundi 20 Février 2006 à 01:36

           

"Où t'es-tu perdu, marcheur solitaire? il te faut revenir sur tes pas ; dans ce désert on ne trouve que mort et désespoir." Ali Shariati
“La grande nuit dans la quelles nous fumes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisé et résolus. Il nous faut quitter nos rêves et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à touts les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.” Frantz Fanon



Face à la domination idéologico-culturelle de l'Occident et l'aliénation qu'elle provoque chez lui, l’intellectuel colonisé n'a d'autre solution, s'il ne veut pas être définitivement réifié par la culture dominante, que de revenir à sa propre culture, à ses propres sources, à son être profond. La réappropriation culturelle peut être définie comme la volonté, d’un individu ou d’un groupe, de refaire sienne une culture dont il se considère l’héritier et face à laquelle il avait été mis dans une situation d’extériorité. La situation d’extériorité de l’intellectuel colonisé ou post-colonisé, par rapport à la culture dont il est l’héritier, découle directement de sa position d’aliéné dans laquelle l’a placé la domination coloniale ou post-coloniale. Cette réappropriation culturelle est une étape indispensable permettant d’aboutir à une véritable indépendance politique, économiqu e et culturelle. En effet, pour nos trois auteurs une indépendance qui ne serait que politique ne serait qu'une indépendance formelle puisque les esprits resteraient toujours enchaînés à la culture dominante et aux structures économiques perpétuant l’ancienne domination.

 

Face à l’Occident, l’intellectuel colonisé ou post-colonisé qui ?uvre dans la voie de la réappropriation culturelle, en a terminé avec les justifications, les interminables commentaires pour expliquer telle ou telle de ses habitudes, ses idées, ses coutumes ou ses modes de vie. L’intellectuel désaliéné assume son identité, sa différence, ses particularismes, son originalité. Il ne dira plus pour reprendre les mots d’Aimé Césaire : “je ne suis pas différent de vous ; ne faite pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui l’a brûlé”.  Non une fois désaliénée il assume son africanité, son arabité, son islamité. Il est ce qu’il est et peu importe ce qu’en penseront les tenants de l’ordre colonial et post-colonial.   < /FONT>

 

Afin d’assumer son identité et pour briser les chaînes qui l'attachent à la culture dominante, l'intellectuel colonisé devra revenir vers à ses racines culturelles, celles de la culture de son peuple, la langue de sa mère, le crâne de son ancêtre. Cela sera une étape nécessaire dans le processus de désaliénation qui mènera l'intellectuel colonisé du suivisme aveugle de l'Occident culturel à l'indépendance idéologico-culturelle. Selon Frantz Fanon, "pour assurer son salut, pour échapper à la suprématie de la culture blanche le colonisé sent la nécessité de revenir vers des racines ignorées, de se perdre, advienne que pourra, dans le peuple barbare. Parce qu'il se sent devenir aliéné, c'est-à-dire le lieu vivant de  contradictions qui le menacent d'être insurmontables, le colonisé s'arrac he du marais où il risquait de s'enliser et à corps perdu, à cerveau perdu il accepte, il décide d'assumer, il confirme. Le colonisé se découvre tenu de répondre de tout et de tous. Il ne se fait pas seulement le défenseur, il accepte d'être mis avec les autres et dorénavant il peut se permettre de rire de sa lâcheté passée"[9].

 

La désaliénation de l'intellectuel colonisé ou post-colonisé, d’après Ali Shariati, doit se faire par une rupture consciente avec certaines questions posées par les intellectuels occidentaux qui ne sont pas des questions prioritaires pour les populations qui appartiennent à des peuples et des cultures dominés. L'intellectuel colonisé ne doit plus dépendre culturellement et idéologiquement des questions posées par l'Occident mais doit être capable de poser de manière autonome ses propres questions, de développer ses propres problématiques et de chercher ses propres réponses. Il doit être capable d'établir la hiérarchie des priorités dans son questionnement idéologico-culturel. S'il ne le fait pas, il deviendra l'un des principaux propagateurs d'une fausse conscience parmi la masse dominée et finalement l'égarera au lieu de lui fournir les armes intellectuelles de son émancip ation. "Si j'étais, nous dit Ali Shariati, Allemand j'adorerais Brecht ; mais étant Iranien, je n'entends absolument pas sa langue et je ne sais pas à quoi Brecht peut me servir. Il a d’autres préoccupations, d'autres maux - pour lesquels il a prescrit tels remèdes - que moi ; il a mal à la tête alors que j'ai mal au ventre ; sa prescription ne me concerne pas, comment pourrait-elle me soulager ? Brecht a vu deux guerres internationales, il a derrière lui trois siècles de machinisme. Moi, je n'ai pas, comme lui, vu la guerre mondiale ; je ne sais pas du tout ce qu'est le machinisme, ce qu'est la bourgeoisie ; aussi, sa philosophie ne m'est d'aucun recours. Si je suis inquiet, c'est pour mon combustible d'hiver, pour mon travail, pour l'éducation de mon enfant. Telle est mon inquiétude. Celle de Brecht est d'un tout autre ordre : il se demande ce qu'il est dans cette existence."[10]

 

Ali Shariati poursuit en mettant en garde contre ceux qui ne font qu’importer les questionnements intellectuels de l'Occident dans les pays colonisés ou post-colonisé. Pour lui continuer sur cette route d'un suivisme aveugle de l'Occident ne peut conduire les peuples dominés du Sud qu'a une impasse dangereuse pour leur avenir. "Ceux qui imprègne - avec sincérité et bonne foi - la mémoire de nos intellectuels de problèmes existentiels, culturels, idéels, philosophiques, sociaux et humains propres à l'Occident d'après-guerre, ceux qui rendent l'intellectuel oriental ultre-sensible - en fait, sensiblerie et non pas sensibilité - aux questions qui se posent en Europe, aux doctrines très progressistes en vogue en Occident et non en Orient, éloignent le peuple et l'intellectuel oriental de ses propres réalités, des ses responsabilités concrètes ; et, finalement, alors même qu'ils croient sincèrement servir et éclairer, ils deviennent facteurs de décadence et de duperie."[11]

 

Comme le préconise Ali Shariati, le retour à lui-même de l'intellectuel colonisé doit tout d'abord passer par une relecture critique de la culture occidentale qui lui a été inculquée. Cette relecture critique doit lui permettre non pas de rejeter globalement la culture occidentale mais de sortir de la fascination aliénante qu’exerce celle-ci sur les jeunes intellectuels colonisés et post-colonisés.

 

Après cette relecture critique, l'intellectuel colonisé devra revenir à sa culture d'origine, à la culture du peuple desquelles il s'était détaché. Selon le psychiatre martiniquais "l'intellectuel colonisé décide de procéder à l'inventaire des mauvaise manières puisées dans le monde colonial et se dépêche de se rappeler les bonnes manières du peuple, de ce peuple dont on a décidé qu'il détenait toute la vérité. Le scandale que déclenche cette démarche dans les rangs des colonialistes installés sur le territoire renforce le décision du colonisé. Lorsque les colonialistes, qui avaient savouré leur victoire sur ces assimilés, se rendent compte que ces hommes que l'on croyait sauvés commencent à se dissoudre dans la négraille, tout le système vacille. Chaque colonisé gagné, chaque colonisé qui était passé aux aveux, lorsqu'il décide de se perdre est non seulement un échec pour l'entreprise coloniale, mais symbolise encore l'inutilité et le manque de profondeur du travail accompli. Chaque colonisé qui repasse la ligne, est une condamnation radicale de la méthode et du régime et l'intellectuel colonisé trouve dans le scandale qu'il provoque une justification à sa démission et un encouragement à persévérer."[12] 

 

Afin de repasser "la ligne", l'intellectuel colonisé doit, d'après Ali Shariati, se tourner vers de nouvelles sources de réflexion. Il doit établir un dialogue intellectuel avec les autres peuples dominés qui ont des problèmes comparables, voire même identiques, aux siens. Pour cela, l'intellectuel colonisé doit impérativement s'ouvrir à l'ensemble de la culture produite dans les pays du Sud et se détacher de la culture dominante produite en Occident. Selon Ali Shariati, "au lieu de Brecht nous devrions connaître Kateb Yassine ; au lieu de Jean-Paul Sartre, Omar Mawloud ou Amar Ouzeghane ; à la place d'Albert Camus, Aimé Césaire et Franz Fanon. En les connaissant, nous nous reconnaîtrions, alors qu'en nous tournant vers ces intellectuels occidentaux, nous nous éloignons de nous-mêmes d'a utant plus que nous les comprenons"[13].

 

Ali Shariati qui est un musulman pratiquant, voit dans la spiritualité un moyen actif de résister à la domination culturelle et de lutter contre l'aliénation des jeunes intellectuels du Sud. Cela peut paraître surprenant vu d'Europe ou le sentiment religieux a souvent été dénoncé par les "progressistes" comme une des formes les plus perverses d'aliénation. La décolonisation nécessite une rupture avec les conceptions occidentalo-centristes du monde même lorsqu’elles sont le fait des plus progressistes.

 

Au contraire la spiritualité est perçue par Ali Shariati comme l'outil central de la libération de l'homme colonisé ou post-colonisé. Dans la perspective de l'intellectuel iranien, l'Islam n'est pas seulement une foi individuelle mais le fond culturel, la source profonde d’inspiration, qui doit permettre aux dominés, aux "mostadhafin" pour reprendre ses termes, de résister à la domination occidentale. En fait, il développe une véritable théologie politique qui insiste sur la dimension politique et sociale qu’induit, où que devrait induire, le sentiment religieux. Il refuse la tendance bourgeoise à “privatiser” la religion c’est-à-dire à faire de la foi une affaire purement privée au service des fêtes traditionnelles, d’un réconfort hédoniste et d’un espoir d’un salut purement individuel. La croyance doit, selon lui,  nécessairement déboucher sur un engagement public du croyant en faveur de tous les opprimés, les “mostadhafin”, et pour une justice globale, c’est-à-dire aussi bien sociale que politique et culturelle.

 

"En Iran, nous dit-il,  pour éviter que la jeune génération qui reconnaît ces trois dimensions dans l'islam [dimension spirituelle, de justice sociale et de liberté de l'homme] - et notamment dans le domaine social, perçoit ses positions anti-exploitation, anti-colonialiste et progressiste - ne se trouve en position d'infériorité idéologique face au marxisme ou à la civilisation européenne ou américaine, il faut renforcer et nourrir la spiritualité.

   

Le savoir spirituel est le seul qui élève la valeur existentielle de l'homme à un degré qui le protège contre tout sentiment d'infériorité face à la grandeur occidentale. Il lui fait découvrir en lui-même une valeur sublime qui le préserve du complexe l'infériorité face à l'idéologie matérialiste de Marx et du communisme.

 

Le renforcement du spirituel est à mon avis d'une importance primordiale pour nos jeunes. J'ai eu l'occasion de travailler avec des jeunes de 15-16 ans. L'âge où leur sensibilité vis-à-vis des problèmes sociaux et économiques est intense, leur esprit étant nourri par un islam tel qu'il leur est présenté actuellement, dès qu'ils ont accès à l'Introduction à la critique de l'économie politique, au Capital ou à d'autres ?uvres socialistes et révolutionnaires, ils découvrent que cette dimension de "justice sociale" y est bien mieux expliquée. Alors leur tendance est de dire : "pourquoi attendre que nos propres leaders écrivent notre "Manifeste" ? Celui de Marx est sans cesse réédité depuis cent ans. Alors ne perdons pas de temps."

 

Le glissement s'opère automatiquement et faut proposer aux jeunes cette essence qui manque au marxisme comme à l'homme bourgeois. Il faut offrir à son esprit cette approche, cette mission que ne peut contenir, ni suggérer, l'idéologie marxiste, à savoir l'essence mystique."[14]

 

Cependant la nécessité de développer la spiritualité chez les jeunes intellectuels s'oppose chez Ali Shariati à un ritualisme formel qui ne ferait, selon lui, qu'éloigner les jeunes de la spiritualité et de la religion populaire. L'intellectuel iranien veut éviter les réactions anti-ritualistes de certains intellectuels des pays dominés qui repousse sans les analyser les contraintes de la tradition se tournant du même coup définitivement vers l'Occident pour trouver une issue à leur questionnement identitaire dans la fuite vers ‘l“autre” dominateur et aliénant. Il veut, ainsi, les soustraire à l'image de l’Islam incarné par les "bigots traditionnels"[15] et des "pratiques religieuses stéréotypées", images qui se sont souvent développées chez les intellectuels colonisés. Une fois cette spiritualité active développée dans l'esprit de ces jeunes toutes formes d'aliénation sera, selon Ali Shariati, rendue impossible. L'intellectuel colonisé aura les armes idéologico-culturelles pour se défendre contre la fascination que la culture dominante de l'Occident exerce sur sa génération et sur l’ensemble du monde dominé.

 

Mais comment s'exerce cette domination idéologico-culturelle ? Comment c'est mise en place une relation ontologiquement inégalitaire qui unit fondamentalement savoir et pouvoir, dans les relations entre l'Occident et les "autres" ? 





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